vendredi 5 septembre 2014


AUTEUR, NARRATEUR, PERSONNAGE : Le destin de Virginia Woolf, quelques heures de Mrs Dalloway...

Mrs Dalloway, Virginia Woolf – 1925.
L’incipit, dans sa version originale et sa traduction en français
Mrs Dalloway est le roman le plus lu et le plus célèbre de Woolf. L'action se déroule en une journée de juin, à Londres, en 1923, alors que le personnage éponyme s'apprête à donner une réception. Le roman est fait de deux récits parallèles qui n'ont de cesse de se rejoindre de manière très subtile, autour de deux personnages qui fonctionnent largement comme des doubles: le personnage éponyme et Septimus Warren Smith, un jeune vétéran de la Première Guerre Mondiale, qui souffre de la psychose traumatique du soldat. Dans le cadre de l’objet d’étude des réécritures, il peut être intéressant de rapprocher ce passage du film The Hours de Michael Cunnigham, dont le film de Stephen Daldrey offre une très belle adaptation.  

Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs.
Car Lucy avait bien assez de pain sur la planche. Il fallait sortir les portes de leurs gonds; les serveurs de Rumpelmayer allaient arriver. Et quelle matinée, pensa Clarissa Dalloway : toute fraîche, un cadeau pour des enfants sur la plage.
La bouffée de plaisir! le plongeon! C’est l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendait encore, elle ouvrait d’un coup les portes-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors. Que l’air était frais, qu’il était calme, plus immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée; comme une vague qui claque; comme le baiser d’une vague; vif, piquant, mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle était alors) solennel, pour elle qui avait le sentiment, debout devant la porte-fenêtre grande ouverte, que quelque chose de terrible était sur le point de survenir; elle qui regardait les fleurs, les arbres avec la fumée qui s’en dégageait en spirale, et les corneilles qui s’élevaient, qui retombaient; restant là à regarder, jusqu’au moment où Peter Walsh avait dit: « Songeuse au milieu des légumes? » — était-ce bien cela? — ou n’était-ce pas plutôt « Je préfère les humains aux choux-fleurs»? Il avait dû dire cela un matin au petit déjeuner alors qu’elle était sortie sur la terrasse. Peter Walsh. Il allait rentrer des Indes, un jour ou l’autre, en juin ou en juillet, elle ne savait plus exactement, car ses lettres étaient d’un ennuyeux … C’est ce qu’il disait qu’on retenait; ses yeux, son couteau de poche, son sourire, son air bougon, et puis, alors que des milliers de choses avaient disparu à jamais, c’est tellement bizarre, une phrase comme celle-ci à propos de choux.
Elle se raidit un peu au bord du trottoir, laissant passer le camion de livraison de Durtnall.  Une femme charmante, se dit Scrope Purvis (qui la connaissait comme on connaît, à Westminster, les gens qui habitent la maison d’à côté); elle avait quelque chose d’un oiseau, un geai, bleu-vert, avec une légèreté, une vivacité, bien qu’elle ait plus de cinquante ans, et qu’elle ait beaucoup blanchi depuis sa maladie. Elle était là perchée, sans le voir, très droite, attendant de traverser.
Car lorsqu’on habite Westminster — depuis combien de temps, en somme, plus de vingt ans? — même au milieu de la circulation, ou lorsqu’on se réveille la nuit, on ressent, Clarissa en avait l’intime conviction, une certaine qualité de silence, quelque chose de solennel; comme un indéfinissable suspens (mais c’était peut-être son cœur, dont on disait qu’il avait souffert de la grippe espagnole) juste avant que ne sonne Big Ben. Et voilà! Cela retentit! D’abord un avertissement, musical. Puis l’heure, irrévocable.
Les cercles de plomb se dissolvaient dans l’air. Que nous sommes bêtes, se dit-elle en traversant Victoria Street. Dieu seul sait la raison pour laquelle nous l’aimons tant, et cette manière que nous avons de la voir, de la construire autour de nous, de la bousculer, de la recréer à chaque instant; et les mégères informes, les rebuts de l’humanité assis sur le pas des portes (l’alcool ayant causé leur perte) en font autant; on ne peut pas régler leur sort par de simples décrets ou règlements, précisément pour cette raison: ils aiment la vie. Dans les yeux des gens, dans leur démarche chaloupée, martelée, ou traînante; dans le tumulte et le vacarme; les attelages, les automobiles, les omnibus, les camions, les hommes-sandwiches qui se frayent un chemin en tanguant; les fanfares; les orgues de barbarie; dans le triomphe et la petite musique et le drôle de bourdonnement là-haut d’un avion, dans tout cela se trouvait ce qu’elle aimait: la vie; Londres; ce moment de juin.
 
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Mrs. Dalloway said she would buy the flowers herself. For Lucy had her work cut out for her. The doors would be taken off their hinges; Rumpelmayer's men were coming. And then, thought Clarissa Dalloway, what a morning--fresh as if issued to children on a beach. What a lark!  What a plunge! For so it had always seemed to her, when, with a little squeak of the hinges, which she could hear now, she had burst open the French windows and plunged at Bourton into the open air. How fresh, how calm, stiller than this of course, the air was in the early morning; like the flap of a wave; the kiss of a wave; chill and sharp and yet (for a girl of eighteen as she then was) solemn, feeling as she did, standing there at the open window, that something awful was about to happen; looking at the flowers, at the trees with the smoke winding off them and the rooks rising, falling; standing and looking until Peter Walsh said, "Musing among the vegetables?"--was that it?--"I prefer men to cauliflowers"--was that it?  He must have said it at breakfast one morning when she had gone out on to the terrace--Peter Walsh. He would be back from India one of these days, June or July, she forgot which, for his letters were awfully dull; it was his sayings one remembered; his eyes, his pocket-knife, his smile, his grumpiness and, when millions of things had utterly vanishedhow strange it was!--a few sayings like this about cabbages. She stiffened a little on the kerb, waiting for Durtnall's van to pass. A charming woman, Scrope Purvis thought her (knowing her as one does know people who live next door to one in Westminster); a touch of the bird about her, of the jay, blue-green, light, vivacious, though she was over fifty, and grown very white since her illness. There she perched, never seeing him, waiting to cross, very upright. For having lived in Westminster--how many years now? over twenty,-- one feels even in the midst of the traffic, or waking at night, Clarissa was positive, a particular hush, or solemnity; an indescribable pause; a suspense (but that might be her heart, affected, they said, by influenza) before Big Ben strikes.  There! Out it boomed.  First a warning, musical; then the hour, irrevocable.  The leaden circles dissolved in the air.  Such fools we are, she thought, crossing Victoria Street. For Heaven only knows why one loves it so, how one sees it so, making it up, building it round one, tumbling it, creating it every moment afresh; but the veriest frumps, the most dejected of miseries sitting on doorsteps (drink their downfall) do the same; can't be dealt with, she felt positive, by Acts of Parliament for that very reason: they love life. In people's eyes, in the swing, tramp, and trudge; in the bellow and the uproar; the carriages, motor cars, omnibuses, vans, sandwich men shuffling and swinging; brass bands; barrel organs; in the triumph and the jingle and the strange high singing of some aeroplane overhead was what she loved; life; London; this moment of June.
Virginia Woolf, Mrs Dalloway, 1925




TEXTE 2.MICHAEL CUNNINGHAM, LES HEURES, 1998 – UN TRIPLE INCIPIT.

Le roman de Michael Cunningham emprunte son titre à Virginia Woolf qui voulait intituler son roman, Mrs Dalloway, The hours. Michael Cunningham rédige une variation sur le récit de Virginia Woolf, qu’il met en scène en train d’écrire Mrs Dalloway en 1923, parallèlement à deux autres personnages : Clarissa Vaughan qui, à la fin du XXe siècle, vit le roman, et Laura Brown qui, elle, le lit en 1949. Après un prologue relatant le suicide de Virginia Woolf, le roman alterne l’histoire des trois femmes tout en les réunissant à travers les époques.


A. « Mrs Dalloway »

Il reste à acheter les fleurs. Clarissa feint d’être exaspérée (encore qu’elle ne déteste pas faire ce genre d’achats), laisse Sally ranger la salle de bain, et sort hâtivement, promettant d’être de retour dans une demi-heure.


TEXTE 2.MICHAEL CUNNINGHAM, LES HEURES, 1998 – UN TRIPLE INCIPIT.
Le roman de Michael Cunningham emprunte son titre à Virginia Woolf qui voulait intituler son roman, Mrs Dalloway, The hours. Michael Cunningham rédige une variation sur le récit de Virginia Woolf, qu’il met en scène en train d’écrire Mrs Dalloway en 1923, parallèlement à deux autres personnages : Clarissa Vaughan qui, à la fin du XXe siècle, vit le roman, et Laura Brown qui, elle, le lit en 1949. Après un prologue relatant le suicide de Virginia Woolf, le roman alterne l’histoire des trois femmes tout en les réunissant à travers les époques.

A. « Mrs Dalloway »

Il reste à acheter les fleurs. Clarissa feint d’être exaspérée (encore qu’elle ne déteste pas faire ce genre d’achats), laisse Sally ranger la salle de bain, et sort hâtivement, promettant d’être de retour dans une demi-heure. C’est à New York. A la fin du XXe siècle.
La porte s’ouvre sur une matinée de juin si pure, si belle que Clarissa s’immobilise sur le seuil ainsi qu’elle le ferait au bord d’une piscine, regardant l’eau turquoise lécher la margelle, les mailles liquides du soleil trembler dans les profondeurs bleutées. Et, comme si elle se tenait debout au bord d’une piscine, elle retarde un instant le plongeon, l’étau subit du froid, le choc de l’immersion. New York, avec son vacarme et sa brune et austère décrépitude, son déclin sans fond, prodigue toujours quelques matins d’été comme celui-ci ; des matins imprégnés d’une promesse de renouveau si catégorique qu’on en rirait presque, ainsi qu’on rit d’un personnage de bande dessinée qui endure d’innombrables et horribles tourments dont il émerge à chaque fois intact, prêt à en subir d’autres. Juin, à nouveau, fait sortir les petites feuilles parfaites sur les arbres de la 10ème Rue Ouest poussant dans les carrés de crottes de chien et de vieux papiers. A nouveau, dans la jardinière de la vieille voisine, pleine de géraniums en plastique rouge décoloré fichés dans la vieille terre, a poussé un maigre pissenlit.
Quelle émotion, quel frisson, d’être en vie un matin de juin, d’être prospère, presque scandaleusement privilégiée, avec une simple course à faire ! Elle, Clarissa Vaughan, une personne banale (à son âge, à quoi bon le nier ?), a des fleurs à acheter et une réception à préparer. En sortant du vestibule, sa chaussure crisse sur la première marche de pierre brune piquetée de mica. Elle a cinquante-deux ans, exactement cinquante-deux, et jouit d’une belle santé. Elle se sent en tout point aussi en forme qu’elle l’était ce jour-là à Wellfleet, à dix-huit ans, franchissant, pleine d’exubérance, la porte vitrée par un temps comme aujourd’hui, frais et presque douloureusement clair. Des libellules volaient en zigzag dans les roseaux. Il y avait une odeur d’herbe qui accentuait la résine des sapins. Richard avait surgi derrière elle, posé une main sur son épaule et dit : « Tiens donc, bonjour, Mrs Dalloway. » Le nom de Mrs Dalloway était une idée de Richard – un trait d’esprit qu’il avait lancé au cours d’une soirée trop arrosée au foyer de l’université. Le nom de Vaughan ne lui seyait guère, lui avait-il assuré. Elle devait porter le nom d’une grande figure de la littérature, et, alors qu’elle penchait pour Isabel Archer ou Anna Karénine, Richard avait décrété que Mrs Dalloway était le choix unique et évident. Il y avait l’augure de son prénom, un signe trop manifeste pour être ignoré, et, plus important, la vaste question du destin. Elle, Clarissa, n’était manifestement pas promise à faire un mariage désastreux ni à passer sous les roues d’un train. Son destin était de charmer, de réussir. Bref, ce serait Mrs Dalloway, un point c’est tout. « N’est-ce pas magnifique ? » dit ce matin-là Mrs Dalloway à Richard. Il répondit : « La beauté est une putain, je préfère l’argent. » Il préférait l’esprit. Clarissa, étant la plus jeune, la seule femme, estimait qu’elle pouvait s’accorder une certaine sentimentalité. Si on avait été fin juin, Richard et elle auraient été amants.


B. « Mrs Woolf »

Mrs Dalloway dit quelque chose (quoi ?) et partit acheter des fleurs.
C’est un faubourg de Londres. En 1923.
Virginia se réveille. Ce pourrait être une autre façon de commencer, certes ; avec Clarissa qui part faire une course un jour de juin, au lieu des soldats qui vont en rang déposer une couronne à Whitehall. Mais est-ce le bon début ? N’est-ce pas un peu trop banal ? Virginia est allongée au calme dans son lit, et une fois de plus le sommeil la saisit si vite qu’elle ne s’aperçoit même pas qu’elle s’est rendormie. Il lui semble, soudain, qu’elle ne se trouve pas dans son lit mais dans un parc ; un parc incroyablement verdoyant, vert au-delà du vert – une vision platonicienne du parc, à la fois accueillant et siège d’un mystère, suggérant comme le font les parcs que, pendant que la vieille dame enveloppée dans son châle somnole sur le banc latté, quelque chose de vivant et d’ancien, quelque chose qui n’est ni bienveillant ni maléfique, triomphant par sa seule permanence, tricote avec patience le monde vert des fermes et des prairies, des forêts et des parcs. Virginia se déplace dans le parc sans marcher réellement ; elle flotte à travers lui, légère comme une perception, désincarnée. Le parc lui révèle ses parterres de lys et de pivoines, ses allées de gravier
bordées de roses couleur crème. Une vierge de pierre, polie par les intempéries, se dresse au bord d’un clair bassin et se mire dans l’eau. Virginia parcourt le parc comme si elle était poussée par un coussin d’air ; elle comprend peu à peu qu’un autre parc s’étend sous celui-ci, le parc d’un monde souterrain, plus merveilleux et plus terrible ; c’est la source d’où naissent ces pelouses et ces berceaux de verdure. C’est la véritable essence du parc, et rien n’est aussi beau que sa simplicité. Elle voit les gens, à présent : un Chinois qui se baisse afin de ramasser elle ne sait quoi dans l’herbe, une petite fille qui attend. Plus loin, au milieu d’un cercle de terre fraîchement retournée, une femme chante.
Virginia se réveille à nouveau. Elle est ici, dans sa chambre à Hogarth House. Une lumière grise emplit la pièce ; sourde, couleur d’acier ; elle s’épand avec une vie liquide, blanc-gris, sur la courtepointe. Elle argente les murs verts. Elle a rêvé d’un parc et elle a rêvé d’une phrase pour son prochain livre – de quoi s’agissait-il ? De fleurs ; quelque chose à propos de fleurs. Ou concernant un parc ? Quelqu’un en train de chanter ? Non, la phrase s’est volatilisée, et peu importe, vraiment, car elle conserve encore l’impression qu’elle lui a laissée. Elle sait qu’elle peut se lever et écrire.

C. « MRS BROWN »

Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs.
Car Lucy avait bien assez de pain sur la planche. Il fallait sortir les portes de leurs gonds ; les serveurs de Rumpelmayer allaient arriver. Et quelle matinée, pensa Clarissa Dalloway : toute fraîche, un cadeau pour des enfants sur la plage.
C’est à Los Angeles, en 1949.
Laura Brown essaie de se perdre. Non, ce n’est pas tout à fait exact – elle essaie de rester elle-même en gagnant l’entrée d’un monde parallèle. Elle pose le livre ouvert contre sa poitrine. Déjà sa chambre (non, leur chambre) paraît plus habitée, plus réelle, parce qu’un personnage du nom de Mrs Dalloway est sorti acheter des fleurs. Laura jette un coup d’oeil au réveil sur la table de nuit. Il est sept heures passées. Comment a t-elle pu acheter ce réveil, cet objet hideux avec son cadran carré vert inscrit dans un sarcophage rectangulaire de Bakélite noire – comment a-t-elle pu le trouver élégant ? Elle ne devrait pas se laisser aller à lire, par ce matin entre tous les matins ; pas le jour de l’anniversaire de Dan. Elle devrait être levée, douchée et habillée, en train de s’occuper du petit déjeuner de Dan et de Richie. Elle les entend en bas, son mari qui prépare lui-même son petit déjeuner sert Richie. Elle devrait être là, en bas, n’est-ce pas ? Elle devrait se tenir devant sa cuisinière dans sa robe de chambre neuve, débordante de mots simples et encourageants. Pourtant, quand elle a ouvert les yeux il y a quelques minutes (déjà sept heures passées !) – encore imprégnée de son rêve, une sorte de machine tambourinant en cadence quelque part au loin, un martèlement régulier tel un gigantesque coeur mécanique, qui semblait se rapprocher -, elle a ressenti cette froideur humide autour d’elle, une sensation de néant, et elle a su que la journée serait difficile. Elle a su qu’elle aurait du mal à avoir confiance en elle, chez elle, dans les pièces de sa maison, et lorsqu’elle a regardé ce nouveau livre sur sa table de chevet, posé sur celui qu’elle avait terminé la veille au soir, elle a tendu machinalement la main vers lui, comme si la lecture était la première obligation du jour, unique et évidente, le seul moyen viable de surmonter le passage du sommeil aux tâches obligées. Parce qu’elle est enceinte, on lui accorde ces écarts. Elle a le droit, pour le moment, de lire avec excès, de traîner au lit, de pleurer ou de se mettre en fureur pour un rien.
Elle rachètera son absence au petit déjeuner en confectionnant un superbe gâteau d’anniversaire pour Dan ; en repassant la belle nappe ; en mettant un gros bouquet de fleurs (des roses ?) au centre de la table, et en l’entourant de présents. Ce devrait compenser, n’est-ce pas ?
Elle va lire encore une page. Une page seulement pour se calmer et se retrouver, puis elle quittera son lit.
La bouffée de plaisir ! Le plongeon ! C’est l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendait encore, elle ouvrait d’un coup les portes-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors. Que l’air était frais, qu’il était calme,

plus immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée ; comme une vague qui claque ; comme le baiser d’une vague ; vif, piquant, mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle était alors) solennel, pour elle qui avait le sentiment, debout devant la porte-fenêtre grande ouverte, que quelque chose de terrible était sur le point de survenir ; elle qui regardait les fleurs, les arbres avec la fumée qui s’en dégageait en spirale, et les corneilles qui s’élevaient, qui retombaient ; restant là à regarder, jusqu’au moment où Peter Walsh avait dit : « Songeuse au milieu des légumes ? » - était-ce bien cela ? – ou n’était-ce pas plutôt « Je préfère les humains aux choux-fleurs » ? Il avait dû dire cela un matin au petit déjeuner alors qu’elle était sortie sur la terrasse. Peter Walsh. Il allait rentrer des Indes, un jour où l’autre, en juin ou en juillet, elle ne savait plus exactement, car ses lettres étaient d’un ennuyeux… C’est ce qu’il disait qu’on retenait ; ses yeux, son couteau de poche, son sourire, son air bougon, et puis, alors que des milliers de choses avaient disparu à jamais, c’était tellement bizarre, une phrase comme celle-ci à propos de choux.
Elle inspire profondément. C’est si beau. C’est tellement plus que… bon, que presque tout, en réalité.



Eclairage complémentaire.

VIRGINIA WOOLF, JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN, JEUDI 30 AOÛT 1923.

Le temps me manque pour exposer mes projets. J’aurais pourtant beaucoup à dire au sujet des Heures, et de ma découverte : comment je creuse de belles grottes derrière mes personnages. Je crois que cela donne exactement ce qu’il me faut : humanité, humour, profondeur. Mon idée est de faire communiquer ces grottes entre elles, et que chacune s’offre au grand jour, le moment venu.

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