AUTEUR, NARRATEUR, PERSONNAGE : Le destin de Virginia Woolf, quelques heures de Mrs Dalloway...
Mrs
Dalloway, Virginia Woolf – 1925.
L’incipit,
dans sa version originale et sa traduction en français
Mrs
Dalloway est
le roman le plus lu et le plus célèbre de Woolf. L'action se
déroule en une journée de juin, à Londres, en 1923, alors que le
personnage éponyme s'apprête à donner une réception. Le roman est
fait de deux récits parallèles qui n'ont de cesse de se rejoindre
de manière très subtile, autour de deux personnages qui
fonctionnent largement comme des doubles: le personnage éponyme et
Septimus Warren Smith, un jeune vétéran de la Première Guerre
Mondiale, qui souffre de la psychose traumatique du soldat. Dans le
cadre de l’objet d’étude des réécritures, il peut être
intéressant de rapprocher ce passage du film The
Hours de
Michael Cunnigham, dont le film de Stephen Daldrey offre une très
belle adaptation.
Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait
d’acheter les fleurs.
Car Lucy avait bien assez de pain sur la
planche. Il fallait sortir les portes de leurs gonds; les serveurs de
Rumpelmayer allaient arriver. Et quelle matinée, pensa Clarissa
Dalloway : toute fraîche, un cadeau pour des enfants sur la plage.
La bouffée de plaisir! le plongeon! C’est
l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, avec un
petit grincement des gonds, qu’elle entendait encore, elle ouvrait
d’un coup les portes-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air
du dehors. Que l’air était frais, qu’il était calme, plus
immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée; comme
une vague qui claque; comme le baiser d’une vague; vif, piquant,
mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle
était alors) solennel, pour elle qui avait le sentiment, debout
devant la porte-fenêtre grande ouverte, que quelque chose de
terrible était sur le point de survenir; elle qui regardait les
fleurs, les arbres avec la fumée qui s’en dégageait en spirale,
et les corneilles qui s’élevaient, qui retombaient; restant là à
regarder, jusqu’au moment où Peter Walsh avait dit: « Songeuse au
milieu des légumes? » — était-ce bien cela? — ou n’était-ce
pas plutôt « Je préfère les humains aux choux-fleurs»? Il avait
dû dire cela un matin au petit déjeuner alors qu’elle était
sortie sur la terrasse. Peter Walsh. Il allait rentrer des Indes, un
jour ou l’autre, en juin ou en juillet, elle ne savait plus
exactement, car ses lettres étaient d’un ennuyeux … C’est ce
qu’il disait qu’on retenait; ses yeux, son couteau de poche, son
sourire, son air bougon, et puis, alors que des milliers de choses
avaient disparu à jamais, c’est tellement bizarre, une phrase
comme celle-ci à propos de choux.
Elle se raidit un peu au bord du trottoir,
laissant passer le camion de livraison de Durtnall. Une femme
charmante, se dit Scrope Purvis (qui la connaissait comme on connaît,
à Westminster, les gens qui habitent la maison d’à côté); elle
avait quelque chose d’un oiseau, un geai, bleu-vert, avec une
légèreté, une vivacité, bien qu’elle ait plus de cinquante ans,
et qu’elle ait beaucoup blanchi depuis sa maladie. Elle était là
perchée, sans le voir, très droite, attendant de traverser.
Car lorsqu’on habite Westminster — depuis
combien de temps, en somme, plus de vingt ans? — même au milieu de
la circulation, ou lorsqu’on se réveille la nuit, on ressent,
Clarissa en avait l’intime conviction, une certaine qualité de
silence, quelque chose de solennel; comme un indéfinissable suspens
(mais c’était peut-être son cœur, dont on disait qu’il avait
souffert de la grippe espagnole) juste avant que ne sonne Big Ben. Et
voilà! Cela retentit! D’abord un avertissement, musical. Puis
l’heure, irrévocable.
Les cercles de plomb se dissolvaient dans
l’air. Que nous sommes bêtes, se dit-elle en traversant Victoria
Street. Dieu seul sait la raison pour laquelle nous l’aimons tant,
et cette manière que nous avons de la voir, de la construire autour
de nous, de la bousculer, de la recréer à chaque instant; et les
mégères informes, les rebuts de l’humanité assis sur le pas des
portes (l’alcool ayant causé leur perte) en font autant; on ne
peut pas régler leur sort par de simples décrets ou règlements,
précisément pour cette raison: ils aiment la vie. Dans les yeux des
gens, dans leur démarche chaloupée, martelée, ou traînante; dans
le tumulte et le vacarme; les attelages, les automobiles, les
omnibus, les camions, les hommes-sandwiches qui se frayent un chemin
en tanguant; les fanfares; les orgues de barbarie; dans le triomphe
et la petite musique et le drôle de bourdonnement là-haut d’un
avion, dans tout cela se trouvait ce qu’elle aimait: la vie;
Londres; ce moment de juin.
…………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….
Mrs. Dalloway said she would
buy the flowers herself. For Lucy had her work cut out for her. The
doors would be taken off their hinges; Rumpelmayer's men were coming.
And then, thought Clarissa Dalloway, what a morning--fresh as if
issued to children on a beach. What a lark! What a plunge! For
so it had always seemed to her, when, with a little squeak of the
hinges, which she could hear now, she had burst open the French
windows and plunged at Bourton into the open air. How fresh, how
calm, stiller than this of course, the air was in the early morning;
like the flap of a wave; the kiss of a wave; chill and sharp and yet
(for a girl of eighteen as she then was) solemn, feeling as she did,
standing there at the open window, that something awful was about to
happen; looking at the flowers, at the trees with the smoke winding
off them and the rooks rising, falling; standing and looking until
Peter Walsh said, "Musing among the vegetables?"--was that
it?--"I prefer men to cauliflowers"--was that it? He
must have said it at breakfast one morning when she had gone out on
to the terrace--Peter Walsh. He would be back from India one of these
days, June or July, she forgot which, for his letters were awfully
dull; it was his sayings one remembered; his eyes, his pocket-knife,
his smile, his grumpiness and, when millions of things had utterly
vanishedhow strange it was!--a few sayings like this about cabbages.
She stiffened a little on the kerb, waiting for Durtnall's van to
pass. A charming woman, Scrope Purvis thought her (knowing her as one
does know people who live next door to one in Westminster); a touch
of the bird about her, of the jay, blue-green, light, vivacious,
though she was over fifty, and grown very white since her illness.
There she perched, never seeing him, waiting to cross, very upright.
For having lived in Westminster--how many years now? over twenty,--
one feels even in the midst of the traffic, or waking at night,
Clarissa was positive, a particular hush, or solemnity; an
indescribable pause; a suspense (but that might be her heart,
affected, they said, by influenza) before Big Ben strikes.
There! Out it boomed. First a warning, musical; then the hour,
irrevocable. The leaden circles dissolved in the air.
Such fools we are, she thought, crossing Victoria Street. For Heaven
only knows why one loves it so, how one sees it so, making it up,
building it round one, tumbling it, creating it every moment afresh;
but the veriest frumps, the most dejected of miseries sitting on
doorsteps (drink their downfall) do the same; can't be dealt with,
she felt positive, by Acts of Parliament for that very reason: they
love life. In people's eyes, in the swing, tramp, and trudge; in the
bellow and the uproar; the carriages, motor cars, omnibuses, vans,
sandwich men shuffling and swinging; brass bands; barrel organs; in
the triumph and the jingle and the strange high singing of some
aeroplane overhead was what she loved; life; London; this moment of
June.
Virginia
Woolf, Mrs
Dalloway, 1925
TEXTE
2.MICHAEL CUNNINGHAM, LES
HEURES,
1998 – UN TRIPLE INCIPIT.
Le
roman de Michael Cunningham emprunte son titre à Virginia Woolf qui
voulait intituler son roman, Mrs
Dalloway, The hours. Michael
Cunningham rédige une variation sur le récit de Virginia Woolf,
qu’il met en scène en train d’écrire Mrs
Dalloway en
1923, parallèlement à deux autres personnages : Clarissa Vaughan
qui, à la fin du XXe siècle, vit le roman, et Laura Brown qui,
elle, le lit en 1949. Après un prologue relatant le suicide de
Virginia Woolf, le roman alterne l’histoire des trois femmes tout
en les réunissant à travers les époques.
A.
« Mrs Dalloway »
Il
reste à acheter les fleurs. Clarissa feint d’être exaspérée
(encore qu’elle ne déteste pas faire ce genre d’achats), laisse
Sally ranger la salle de bain, et sort hâtivement, promettant d’être
de retour dans une demi-heure.
TEXTE
2.MICHAEL CUNNINGHAM, LES
HEURES,
1998 – UN TRIPLE INCIPIT.
Le
roman de Michael Cunningham emprunte son titre à Virginia Woolf qui
voulait intituler son roman, Mrs
Dalloway, The hours. Michael
Cunningham rédige une variation sur le récit de Virginia Woolf,
qu’il met en scène en train d’écrire Mrs
Dalloway en
1923, parallèlement à deux autres personnages : Clarissa Vaughan
qui, à la fin du XXe siècle, vit le roman, et Laura Brown qui,
elle, le lit en 1949. Après un prologue relatant le suicide de
Virginia Woolf, le roman alterne l’histoire des trois femmes tout
en les réunissant à travers les époques.
A.
« Mrs Dalloway »
Il
reste à acheter les fleurs. Clarissa feint d’être exaspérée
(encore qu’elle ne déteste pas faire ce genre d’achats), laisse
Sally ranger la salle de bain, et sort hâtivement, promettant d’être
de retour dans une demi-heure. C’est
à New York. A la fin du XXe siècle.
La
porte s’ouvre sur une matinée de juin si pure, si belle que
Clarissa s’immobilise sur le seuil ainsi qu’elle le ferait au
bord d’une piscine, regardant l’eau turquoise lécher la
margelle, les mailles liquides du soleil trembler dans les
profondeurs bleutées. Et, comme si elle se tenait debout au bord
d’une piscine, elle retarde un instant le plongeon, l’étau subit
du froid, le choc de l’immersion. New York, avec son vacarme et sa
brune et austère décrépitude, son déclin sans fond, prodigue
toujours quelques matins d’été comme celui-ci ; des matins
imprégnés d’une promesse de renouveau si catégorique qu’on en
rirait presque, ainsi qu’on rit d’un personnage de bande dessinée
qui endure d’innombrables et horribles tourments dont il émerge à
chaque fois intact, prêt à en subir d’autres. Juin, à nouveau,
fait sortir les petites feuilles parfaites sur les arbres de la 10ème
Rue Ouest poussant dans les carrés de crottes de chien et de vieux
papiers. A nouveau, dans la jardinière de la vieille voisine, pleine
de géraniums en plastique rouge décoloré fichés dans la vieille
terre, a poussé un maigre pissenlit.
Quelle
émotion, quel frisson, d’être en vie un matin de juin, d’être
prospère, presque scandaleusement privilégiée, avec une simple
course à faire ! Elle, Clarissa Vaughan, une personne banale (à son
âge, à quoi bon le nier ?), a des fleurs à acheter et une
réception à préparer. En sortant du vestibule, sa chaussure crisse
sur la première marche de pierre brune piquetée de mica. Elle a
cinquante-deux ans, exactement cinquante-deux, et jouit d’une belle
santé. Elle se sent en tout point aussi en forme qu’elle l’était
ce jour-là à Wellfleet, à dix-huit ans, franchissant, pleine
d’exubérance, la porte vitrée par un temps comme aujourd’hui,
frais et presque douloureusement clair. Des libellules volaient en
zigzag dans les roseaux. Il y avait une odeur d’herbe qui
accentuait la résine des sapins. Richard avait surgi derrière elle,
posé une main sur son épaule et dit : « Tiens donc, bonjour, Mrs
Dalloway. » Le nom de Mrs Dalloway était une idée de Richard –
un trait d’esprit qu’il avait lancé au cours d’une soirée
trop arrosée au foyer de l’université. Le nom de Vaughan ne lui
seyait guère, lui avait-il assuré. Elle devait porter le nom d’une
grande figure de la littérature, et, alors qu’elle penchait pour
Isabel Archer ou Anna Karénine, Richard avait décrété que Mrs
Dalloway était le choix unique et évident. Il y avait l’augure de
son prénom, un signe trop manifeste pour être ignoré, et, plus
important, la vaste question du destin. Elle, Clarissa, n’était
manifestement pas promise à faire un mariage désastreux ni à
passer sous les roues d’un train. Son destin était de charmer, de
réussir. Bref, ce serait Mrs Dalloway, un point c’est tout. «
N’est-ce pas magnifique ? » dit ce matin-là Mrs Dalloway à
Richard. Il répondit : « La beauté est une putain, je préfère
l’argent. » Il préférait l’esprit. Clarissa, étant la plus
jeune, la seule femme, estimait qu’elle pouvait s’accorder une
certaine sentimentalité. Si on avait été fin juin, Richard et elle
auraient été amants.
B.
« Mrs Woolf »
Mrs
Dalloway dit quelque chose (quoi ?) et partit acheter des fleurs.
C’est
un faubourg de Londres. En 1923.
Virginia
se réveille. Ce pourrait être une autre façon de commencer, certes
; avec Clarissa qui part faire une course un jour de juin, au lieu
des soldats qui vont en rang déposer une couronne à Whitehall. Mais
est-ce le bon début ? N’est-ce pas un peu trop banal ? Virginia
est allongée au calme dans son lit, et une fois de plus le sommeil
la saisit si vite qu’elle ne s’aperçoit même pas qu’elle
s’est rendormie. Il lui semble, soudain, qu’elle ne se trouve pas
dans son lit mais dans un parc ; un parc incroyablement verdoyant,
vert au-delà du vert – une vision platonicienne du parc, à la
fois accueillant et siège d’un mystère, suggérant comme le font
les parcs que, pendant que la vieille dame enveloppée dans son châle
somnole sur le banc latté, quelque chose de vivant et d’ancien,
quelque chose qui n’est ni bienveillant ni maléfique, triomphant
par sa seule permanence, tricote avec patience le monde vert des
fermes et des prairies, des forêts et des parcs. Virginia se déplace
dans le parc sans marcher réellement ; elle flotte à travers lui,
légère comme une perception, désincarnée. Le parc lui révèle
ses parterres de lys et de pivoines, ses allées de gravier
bordées
de roses couleur crème. Une vierge de pierre, polie par les
intempéries, se dresse au bord d’un clair bassin et se mire dans
l’eau. Virginia parcourt le parc comme si elle était poussée par
un coussin d’air ; elle comprend peu à peu qu’un autre parc
s’étend sous celui-ci, le parc d’un monde souterrain, plus
merveilleux et plus terrible ; c’est la source d’où naissent ces
pelouses et ces berceaux de verdure. C’est la véritable essence du
parc, et rien n’est aussi beau que sa simplicité. Elle voit les
gens, à présent : un Chinois qui se baisse afin de ramasser elle ne
sait quoi dans l’herbe, une petite fille qui attend. Plus loin, au
milieu d’un cercle de terre fraîchement retournée, une femme
chante.
Virginia
se réveille à nouveau. Elle est ici, dans sa chambre à Hogarth
House. Une lumière grise emplit la pièce ; sourde, couleur d’acier
; elle s’épand avec une vie liquide, blanc-gris, sur la
courtepointe. Elle argente les murs verts. Elle a rêvé d’un parc
et elle a rêvé d’une phrase pour son prochain livre – de quoi
s’agissait-il ? De fleurs ; quelque chose à propos de fleurs. Ou
concernant un parc ? Quelqu’un en train de chanter ? Non, la phrase
s’est volatilisée, et peu importe, vraiment, car elle conserve
encore l’impression qu’elle lui a laissée. Elle sait qu’elle
peut se lever et écrire.
C.
« MRS BROWN »
Mrs
Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs.
Car
Lucy avait bien assez de pain sur la planche. Il fallait sortir les
portes de leurs gonds ; les serveurs de Rumpelmayer allaient arriver.
Et quelle matinée, pensa Clarissa Dalloway : toute fraîche, un
cadeau pour des enfants sur la plage.
C’est
à Los Angeles, en 1949.
Laura
Brown essaie de se perdre. Non, ce n’est pas tout à fait exact –
elle essaie de rester elle-même en gagnant l’entrée d’un monde
parallèle. Elle pose le livre ouvert contre sa poitrine. Déjà sa
chambre (non, leur
chambre)
paraît plus habitée, plus réelle, parce qu’un personnage du nom
de Mrs Dalloway est sorti acheter des fleurs. Laura jette un coup
d’oeil au réveil sur la table de nuit. Il est sept heures passées.
Comment a t-elle pu acheter ce réveil, cet objet hideux avec son
cadran carré vert inscrit dans un sarcophage rectangulaire de
Bakélite noire – comment a-t-elle pu le trouver élégant ? Elle
ne devrait pas se laisser aller à lire, par ce matin entre tous les
matins ; pas le jour de l’anniversaire de Dan. Elle devrait être
levée, douchée et habillée, en train de s’occuper du petit
déjeuner de Dan et de Richie. Elle les entend en bas, son mari qui
prépare lui-même son petit déjeuner sert Richie. Elle devrait être
là, en bas, n’est-ce pas ? Elle devrait se tenir devant sa
cuisinière dans sa robe de chambre neuve, débordante de mots
simples et encourageants. Pourtant, quand elle a ouvert les yeux il y
a quelques minutes (déjà sept heures passées !) – encore
imprégnée de son rêve, une sorte de machine tambourinant en
cadence quelque part au loin, un martèlement régulier tel un
gigantesque coeur mécanique, qui semblait se rapprocher -, elle a
ressenti cette froideur humide autour d’elle, une sensation de
néant, et elle a su que la journée serait difficile. Elle a su
qu’elle aurait du mal à avoir confiance en elle, chez elle, dans
les pièces de sa maison, et lorsqu’elle a regardé ce nouveau
livre sur sa table de chevet, posé sur celui qu’elle avait terminé
la veille au soir, elle a tendu machinalement la main vers lui, comme
si la lecture était la première obligation du jour, unique et
évidente, le seul moyen viable de surmonter le passage du sommeil
aux tâches obligées. Parce qu’elle est enceinte, on lui accorde
ces écarts. Elle a le droit, pour le moment, de lire avec excès, de
traîner au lit, de pleurer ou de se mettre en fureur pour un rien.
Elle
rachètera son absence au petit déjeuner en confectionnant un
superbe gâteau d’anniversaire pour Dan ; en repassant la belle
nappe ; en mettant un gros bouquet de fleurs (des roses ?) au centre
de la table, et en l’entourant de présents. Ce devrait compenser,
n’est-ce pas ?
Elle
va lire encore une page. Une page seulement pour se calmer et se
retrouver, puis elle quittera son lit.
La
bouffée de plaisir ! Le plongeon ! C’est l’impression que cela
lui avait toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds,
qu’elle entendait encore, elle ouvrait d’un coup les
portes-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors.
Que l’air était frais, qu’il était calme,
plus
immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée ; comme
une vague qui claque ; comme le baiser d’une vague ; vif, piquant,
mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle
était alors) solennel, pour elle qui avait le sentiment, debout
devant la porte-fenêtre grande ouverte, que quelque chose de
terrible était sur le point de survenir ; elle qui regardait les
fleurs, les arbres avec la fumée qui s’en dégageait en spirale,
et les corneilles qui s’élevaient, qui retombaient ; restant là à
regarder, jusqu’au moment où Peter Walsh avait dit : « Songeuse
au milieu des légumes ? » - était-ce bien cela ? – ou n’était-ce
pas plutôt « Je préfère les humains aux choux-fleurs » ? Il
avait dû dire cela un matin au petit déjeuner alors qu’elle était
sortie sur la terrasse. Peter Walsh. Il allait rentrer des Indes, un
jour où l’autre, en juin ou en juillet, elle ne savait plus
exactement, car ses lettres étaient d’un ennuyeux… C’est ce
qu’il disait qu’on retenait ; ses yeux, son couteau de poche, son
sourire, son air bougon, et puis, alors que des milliers de choses
avaient disparu à jamais, c’était tellement bizarre, une phrase
comme celle-ci à propos de choux.
Elle
inspire profondément. C’est si beau. C’est tellement plus que…
bon, que presque tout, en réalité.
Eclairage
complémentaire.
VIRGINIA
WOOLF, JOURNAL
D’UN ÉCRIVAIN,
JEUDI 30 AOÛT 1923.
Le
temps me manque pour exposer mes projets. J’aurais pourtant
beaucoup à dire au sujet des Heures,
et de ma découverte : comment je creuse de belles grottes derrière
mes personnages. Je crois que cela donne exactement ce qu’il me
faut : humanité, humour, profondeur. Mon idée est de faire
communiquer ces grottes entre elles, et que chacune s’offre au
grand jour, le moment venu.
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