Paradoxe sur le comédien – Denis Diderot – 1773 Morceaux choisis
·
LES QUALITES DU COMEDIEN
LE
PREMIER
[…] Mais
le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées,
votre auteur et moi, ce sont les qualités premières d’un grand comédien.
Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur
froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle
sensibilité, l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale
aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles.
LE SECOND
Nulle
sensibilité !
LE
PREMIER
Si le
comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois
de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très
chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à
la troisième. Au lieu qu’imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature,
la première fois qu’il se présentera sur la scène sous le nom d’Auguste, de
Cinna, d’Orosmane, d’Agamemnon, de Mahomet, copiste rigoureux de lui-même ou de
ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de
s’affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu’il aura recueillies ; il
s’exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S’il
est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser
d’être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu’il se place
et s’arrête ? Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des
acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ;
leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime.
Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en
revanche, ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu
que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine,
d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire,
sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait :
tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa
déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son progrès, ses élans,
ses rémissions, son commencement, son milieu, son extrême. Ce sont les mêmes
accents, les mêmes positions, les mêmes mouvements, s’il y a quelque différence
d’une représentation à l’autre, c’est ordinairement à l’avantage de la
dernière. Il ne sera pas journalier : c’est une glace toujours disposée à
montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la
même vérité. Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds
inépuisable de la nature, au lieu qu’il aurait bientôt vu le terme de sa propre
richesse.
Quel jeu
plus parfait que celui de la Clairon ? Cependant suivez-la, étudiez-la,
et vous serez convaincu qu’à la sixième représentation elle sait par cœur tous
les détails de son jeu comme tous les mots de son rôle. Sans doute elle s’est
fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer, sans doute elle a
conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu’il lui a été
possible ; mais ce modèle qu’elle a emprunté de l’histoire, ou que son
imagination a créé comme un grand fantôme, ce n’est pas elle, si ce modèle
n’était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! Quand, à
force de travail, elle a approché de cette idée le plus près qu’elle a pu, tout
est fini, se tenir ferme là, c’est une pure affaire d’exercice et de mémoire.
Si vous assistiez à ses études, combien de fois vous lui diriez : Vous y êtes !...
combien de fois elle vous répondrait : Vous vous trompez !... C’est comme Le
Quesnoy, à qui son ami saisissait le bras, et criait : Arrêtez ! le mieux est
l’ennemi du bien : vous allez tout gâter... Vous voyez ce que j’ai fait,
répliquait l’artiste haletant au connaisseur émerveillé, mais vous ne voyez pas
ce que j’ai là, et ce que je poursuis. Je ne doute point que la Clairon
n’éprouve le tourment du Quesnoy dans ses premières tentatives ; mais la lutte
passée, lorsqu’elle s’est une fois élevée à la hauteur de son fantôme, elle se
possède, elle se répète sans émotion.
Dans ce
moment elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine.
LE SECOND
Rien, à vous entendre, ne ressemblerait tant à un
comédien sur la scène ou dans ses études, que les enfants qui, la nuit,
contrefont les revenants sur les cimetières, en élevant au-dessus de leurs
têtes un grand drap blanc au bout d’une perche, et faisant sortir de dessous ce
catafalque une voix lugubre qui effraie les passants.
LE
PREMIER
Vous avez
raison. Il n’en est pas de la Dumesnil ainsi que de la Clairon. Elle
monte sur les planches sans savoir ce qu’elle dira ; la moitié du temps
elle ne sait ce qu’elle dit, mais il vient un moment sublime. Et pourquoi
l’acteur différerait –il du poète, du peintre, de l’orateur, du musicien ?
Ce n’est pas dans la fureur du premier jet que les traits caractéristiques se
présentent, c’est dans des moments tranquilles et froids, dans des moments tout
à fait inattendus. On ne sait d’où ces traits viennent, ils tiennent de
l’inspiration. C’est lorsque, suspendus entre la nature et leur ébauche ces
génies portent alternativement un œil attentif sur l’une et l’autre ; les
beautés d’inspiration, les traits fortuits qu’ils répandent dans leurs
ouvrages, et dont l’apparition subite les étonne eux-mêmes, sont d’un effet et
d’un succès bien autrement assurés que ce qu’ils ont jeté de boutade. C’est
au sang froid à tempérer le délire de l’enthousiasme. Ce n’est pas l’homme
violent qui est hors de lui-même qui dispose de nous ; c’est un avantage
réservé à l’homme qui se possède. Les grands poètes dramatiques surtout sont
spectateurs assidus de ce qui se passe autour d’eux dans le monde physique et
dans le monde moral.
LE SECOND :
Qui n’est qu’un.
LE
PREMIER
Ils saisissent tout ce qui les frappe ; ils en
font des recueils. C’est de ces recueils formés en eux, à leur insu, que tant
de phénomènes rares passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds,
violents, sensibles, sont en scène ; ils donnent le spectacle, mais ils n’en
jouissent pas. C’est d’après eux que l’homme de génie fait sa copie. Les grand
poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs
de la nature, quels qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand
jugement, d’un tact fin, d’un goût très sûr, sont les êtres les moins sensibles.
Ils sont également propres à trop de choses ; ils sont trop occupés à
regarder, à reconnaître et à imiter, pour être vivement affectés au-dedans
d’eux-mêmes. Je les vois sans cesse le portefeuille sur les genoux et le
crayon à la main. Nous sentons, nous ; eux, ils observent, étudient et
peignent. Le dirai- je ? Pourquoi non ? La sensibilité n’est guère la qualité
d’un grand génie. Il aimera la justice ; mais il exercera cette vertu sans en
recueillir la douceur. Ce n’est pas son cœur, c’est sa tête qui fait tout. À la
moindre circonstance inopinée, l’homme sensible la perd ; il ne sera ni un
grand roi, ni un grand ministre. ni un grand capitaine, ni un grand avocat, ni
un grand médecin. Remplissez la salle du spectacle de ces pleureurs-là, mais
ne m’en placez aucun sur la scène. Voyez les femmes ; elles nous surpassent
certainement, et de fort loin, en sensibilité : quelle comparaison d’elles à
nous dans les instants de la passion ! Mais autant nous le leur cédons quand
elles agissent, autant elles restent au-dessous de nous quand elles imitent.
La sensibilité n’est jamais sans faiblesse d’organisation. La larme qui
s’échappe de l’homme vraiment homme nous touche plus que tous les pleurs d’une
femme. Dans la grande comédie, la comédie du monde, celle à laquelle j’en
reviens toujours, toutes les âmes chaudes occupent le théâtre ; tous les hommes
de génie sont au parterre. Les premiers s’appellent des fous ; les seconds, qui
s’occupent à copier leurs folies, s’appellent des sages. C’est l’oeil du sage
qui saisit le ridicule de tant de personnages divers, qui le peint, et qui vous
fait rire et de ces fâcheux originaux dont vous avez été la victime, et de
vous-même. C’est lui qui vous observait, et qui traçait la copie comique et du
fâcheux et de votre supplice. Ces vérités seraient démontrées que les
grands comédiens n’en conviendraient pas ; c’est leur secret. Les acteurs
médiocres ou novices sont faits pour les rejeter, et l’on pourrait dire de
quelques autres qu’ils croient sentir, comme on a dit du superstitieux, qu’il
croit croire ; et que sans la foi pour celui-ci, et sans la sensibilité pour
celui là, il n’y a point de salut. Mais quoi ? dira-t-on, ces accents si
plaintifs, si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles, et
dont les miennes sont si violemment secouées, ce n’est pas le sentiment actuel
qui les produit, ce n’est pas le désespoir qui les inspire ? Nullement ; et la
preuve, c’est qu’ils sont mesurés ; qu’ils font partie d’un système de
déclamation ; que plus bas ou plus aigus de la vingtième partie d’un quart de
ton, ils sont faux ; qu’ils sont soumis à une loi d’unité ; qu’ils sont, comme
dans l’harmonie, préparés et sauvés ; qu’ils ne satisfont à toutes les
conditions requises que par une longue étude ; qu’ils concourent à la solution
d’un problème proposé, que pour être poussés juste, ils ont été répétés cent
fois, et que malgré ces fréquentes répétitions, on les manque encore ; c’est
qu’avant
de dire : Zaïre, vous pleurez ! ou, Vous y serez, ma fille, l’acteur s’est
longtemps écouté lui-même ; c’est qu’il s’écoute au moment où il vous
trouble, et que tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le
supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment,
que vous vous y trompiez. Les cris de sa douleur sont notés dans son
oreille. Les gestes de son désespoir sont de mémoire, et ont été préparés
devant une glace. Il sait le moment précis où il tirera son mouchoir et où les
larmes couleront ; attendez-les à ce mot, à cette syllabe, ni plus tôt ni plus
tard. Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou
traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces
évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace
pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après
l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il
l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et
pour lui, toute la liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les
autres exercices que la force du corps. Le socque ou le cothurne déposé, sa
voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se
coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni
affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur
est las, et vous triste, c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous
avez senti sans vous démener. S’il en était autrement, la condition du comédien
serait la plus malheureuse des conditions ; mais il n’est pas le personnage, il
le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que
pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas.
[…]
J’insiste donc, et je dis : « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs
médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais
acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs
sublimes. » […]
·
NATURE
ET VERITE
LE
PREMIER
Réfléchissez
un moment sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les
choses comme elles sont en nature ? Aucunement. Le vrai en ce sens ne serait
que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la
conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement,
du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le
comédien. Voilà le merveilleux. Ce modèle n’influe pas seulement sur le ton ;
il modifie jusqu’à la démarche, jusqu’au maintien. De là vient que le comédien
dans la rue ou sur la scène sont deux personnages si différents, qu’on a peine
à les reconnaître. La première fois que je vis Mlle Clairon chez elle, je
m’écriai tout naturellement : « Ah ! mademoiselle, je vous croyais de toute la tête
plus grande. »Une femme malheureuse, et vraiment malheureuse, pleure et ne vous
touche point : il y a pis, c’est qu’un trait léger qui la défigure vous fait
rire ; c’est qu’un accent qui lui est propre dissone à votre oreille et vous
blesse, c’est qu’un mouvement qui lui est habituel vous montre sa douleur
ignoble et maussade ; c’est que les passions outrées sont presque toutes
sujettes à des grimaces que l’artiste sans goût copie servilement, mais que le
grand artiste évite.[…] Ce n’est pas que la pure nature n’ait ses moments,
sublimes ; mais je pense que s’il est quelqu’un sûr de saisir et de conserver
leur sublimité, c’est celui qui les aura pressentis d’imagination ou de génie,
et qui les rendra de sang-froid. Cependant je ne nierais pas qu’il n’y eût une
sorte de mobilité d’entrailles acquise ou factice ; mais si vous m’en demandez
mon avis je la crois presque aussi dangereuse que la sensibilité naturelle.
Elle doit conduire peu à peu l’acteur à la manière et à la monotonie. C’est un
élément contraire à la diversité des fonctions d’un grand comédien ; il est
souvent obligé de s’en dépouiller, et cette abnégation de soi n’est possible
qu’à une tête de fer. Encore vaudrait-il mieux, pour la facilité et le succès
des études, l’universalité du talent et la perfection du jeu, n’avoir point à
faire cette incompréhensible distraction de soi d’avec soi, dont l’extrême
difficulté bornant chaque comédien à un seul rôle, condamne les troupes à être
très nombreuses, ou presque toutes les pièces à être mal jouées, à moins que
l’on ne renverse l’ordre des choses, et que les pièces ne se fassent pour les
acteurs, qui, ce me semble, devraient tout au contraire être faits pour les
pièces.
·
LE
METIER DE COMEDIEN
LE
PREMIER : […] Il en est du spectacle comme d’une société bien ordonnée,
où chacun sacrifie de ses droits primitifs pour le bien de l’ensemble et du
tout. Qui est-ce qui appréciera le mieux la mesure de ce sacrifice ?
Sera-ce l’enthousiaste ? Le fanatique ? Non, certes. Dans la société, ce sera
l’homme juste ; au théâtre, le comédien qui aura la tête froide. C’est ici le
lieu de vous parler de l’influence perfide d’un médiocre partenaire sur un
excellent comédien. Celui-ci a conçu grandement, mais il sera forcé de renoncer
à son modèle idéal pour se mettre au niveau du pauvre diable avec qui il est en
scène.[…]. Il y a plus : la Clairon vous dira, quand vous voudrez, que Le Kain,
par méchanceté, la rendait mauvaise ou médiocre, à discrétion ; et que, de
représailles, elle l’exposait quelquefois aux sifflets. Qu’est-ce donc que deux
comédiens qui se soutiennent mutuellement ?
[…] Mais
avant de vous décider, permettez que je vous fasse une question. À quel âge
est-on grand comédien
? Est-ce à l’âge où
l’on est plein de feu, où le sang bouillonne dans les veines, où le choc le
plus léger porte le trouble au fond des entrailles, où l’esprit s’enflamme à la
moindre étincelle ? Il me semble que non. Celui que la nature a signé
comédien, n’excelle dans son art que quand la longue expérience est acquise,
lorsque la fougue des passions est tombée, lorsque la tête est calme, et que
l’âme se possède. La Gaussin enchantait, dans l’Oracle et la Pupille, à
cinquante ans.
LE SECOND
Elle
n’avait guère le visage de son rôle.
LE
PREMIER
Il est
vrai ; et c’est là peut-être un des obstacles insurmontables à l’excellence
d’un spectacle. Il faut s’être promené de longues années sur les planches, et
le rôle exige quelquefois la première jeunesse. S’il s’est trouvé une actrice
de dix-sept ans, capable du rôle de Monime, de Didon, de Pulchérie, d’Hermione,
c’est un prodige qu’on ne reverra plus. Cependant un vieux comédien n’est
ridicule que quand les forces l’ont tout à fait abandonné, ou que la
supériorité de son jeu ne sauve pas le contraste de sa vieillesse et de son
rôle. Il en est au théâtre comme dans la société, où l’on ne reproche la
galanterie à une femme que quand elle n’a ni assez de talents, ni assez
d’autres vertus pour couvrir un vice.
LE
PREMIER
Si ces
gens-là [=les acteurs] n’étaient pas capables de ces tours de force,
c’est alors qu’il n’y faudrait pas aller. Ce que je vais vous raconter, je l’ai
vu. Garrick passe sa tête entre les deux battants d’une porte, et, dans
l’intervalle de quatre à cinq secondes, son visage passe successivement de la
joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la
tranquillité à la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la
tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de
l’effroi à l’horreur, de l’horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré
à celui d’où il était descendu. Est-ce que son âme a pu éprouver toutes ces
sensations et exécuter, de concert avec son visage, cette espèce de gamme? Je
n’en crois rien, ni vous non plus.. Est-ce qu’on rit, est-ce qu’on pleure à
discrétion ? On en fait la grimace plus ou moins fidèle, plus ou moins
trompeuse, selon qu’on est ou qu’on n’est pas Garrick.
- REALITE ET VERITE AU THEATRE
LE
PREMIER : Je dis plus : un moyen sûr de jouer petitement, mesquinement,
c’est d’avoir à jouer son propre caractère. Vous êtes un tartuffe, un avare, un
misanthrope, vous le jouerez bien, mais vous ne ferez rien de ce que le poète a
fait ; car il a fait, lui, le Tartuffe, l’Avare et le Misanthrope.
LE SECOND :
Quelle différence mettez-vous donc entre un tartuffe et le Tartuffe ?
LE
PREMIER
Le commis
Billard est un tartuffe, l’abbé Grizel est un tartuffe, mais il n’est pas le
Tartuffe. Le financier Toinard était un avare, mais il n’était pas l’Avare.
L’Avare et le Tartuffe ont été faits d’après tous les Toinards et tous les
Grizel, du monde ; ce sont leurs traits les plus généraux et les plus marqués,
et ce n’est le portrait exact d’aucun ; aussi personne ne s’y reconnaît-il. Les
comédies de verve et même de caractères sont exagérées. La plaisanterie de
société est une mousse légère qui s’évapore sur la scène ; la plaisanterie de
théâtre est une arme tranchante qui blesserait
dans la
société. On n’a pas pour des êtres imaginaires le ménagement qu’on doit à des
êtres réels. La satire est d’un tartuffe, et la comédie est du Tartuffe. La
satire poursuit un vicieux, la comédie poursuit un vice. S’il n’y avait eu
qu’une ou deux Précieuses ridicules, on en aurait pu faire une satire, mais non
pas une comédie. […]
LE SECOND :
Le fils de Le Sage, père commun de toute cette plaisante famille...
LE
PREMIER : …Faisait avec un égal succès Ariste dans la Pupille, Tartuffe
dans la comédie de ce nom, Mascarille dans les Fourberies de Scapin, l’avocat
ou M. Guillaume dans la farce de Patelin.
LE SECOND :
Je l’ai vu.
LE
PREMIER
Et à
votre grand étonnement, il avait le masque de ces différents visages. Ce n’était
pas naturellement, car Nature ne lui avait donné que le sien ; il tenait donc les
autres de l’art. Est-ce qu’il y a une sensibilité artificielle ? Mais soit
factice, soit innée, la sensibilité n’a pas lieu dans tous les rôles. Quelle
est donc la qualité acquise ou naturelle qui constitue le grand acteur dans
l’Avare, le Joueur, le Flatteur, le Grondeur, le Médecin malgré lui, l’être le moins
sensible et le plus immoral que la poésie ait encore imaginé, le Bourgeois
Gentilhomme, le Malade et le Cocu imaginaires ; dans Néron, Mithridate, Atrée,
Phocas, Sertorius, et tant d’autres caractères tragiques ou comiques, où la
sensibilité est diamétralement opposée à l’esprit du rôle ? La facilité de connaître et de copier
toutes les natures. Croyez-moi, ne multiplions pas les causes lorsqu’une
suffit à tous les phénomènes. Tantôt le poète a senti plus fortement que le
comédien, tantôt, et plus souvent peut-être, le comédien a conçu plus fortement
que le poète ; et rien n’est plus dans la vérité que cette exclamation de
Voltaire, entendant la Clairon dans une de ses pièces : Est-ce bien moi qui ai
fait cela ? Est-ce que la Clairon en sait plus que Voltaire ? Dans ce moment du
moins son modèle idéal, en déclamant, était bien au-delà du modèle idéal que le
poète s’était fait en écrivant, mais ce modèle idéal n’était pas elle. Quel était donc son talent ? Celui
d’imaginer un grand fantôme et de le copier de génie. Elle imitait le
mouvement, les actions, les gestes, toute l’expression d’un être fort au-dessus
d’elle. […] Le poète avait engendré l’animal terrible, la Clairon le faisait
mugir. Ce serait un singulier abus des mots que d’appeler sensibilité cette
facilité de rendre toutes natures, même les natures féroces. La sensibilité,
selon la seule acception qu’on ait donnée jusqu’à présent à ce terme, est, ce
me semble, cette disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la
mobilité du diaphragme, de la vivacité de l’imagination, de la délicatesse des
nerfs, qui incline à compatir, à frissonner, à admirer, à craindre, à se
troubler, à pleurer, à s’évanouir, à secourir, à fuir, à crier, à perdre la
raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner, à n’avoir aucune idée précise du
vrai, du bon et du beau, à être injuste, à être fou. Multipliez les âmes
sensibles, et vous multiplierez en même proportion les bonnes et les mauvaises
actions en tout genre, les éloges et les blâmes outrés.
LE PREMIER
[…]
Poètes, travaillez-vous pour une nation délicate, vaporeuse et sensible ?
Renfermez-vous dans les harmonieuses, tendres et touchantes élégies de Racine ;
elle se sauverait des boucheries de Shakespeare : ces âmes faibles sont
incapables de supporter des secousses violentes. Gardez- vous bien de leur
présenter des images trop fortes. Montrez-leur, si vous voulez, Le fils tout
dégouttant du meurtre de son père, Et sa tête à la main demandant son salaire ;
mais n’allez pas au-delà.
LE SECOND
Je suis
tenté de vous interrompre pour vous demander ce que vous pensez de ce vase
présenté à Gabrielle de Vergy, qui y voit le cœur sanglant de son amant.
LE
PREMIER
Je vous
répondrai qu’il faut être conséquent, et que, quand on se révolte contre ce
spectacle, il ne faut pas souffrir qu’Oedipe se montre avec ses yeux crevés, et
qu’il faut chasser de la scène Philoctète tourmenté de sa blessure, et exhalant
sa douleur par des cris inarticulés. Les anciens
avaient, ce me semble, une autre idée de la tragédie que nous, et ces
anciens-là, c’étaient les Grecs, c’étaient les Athéniens, ce peuple si délicat,
qui nous a laissé en tout genre des modèles que les autres nations n’ont point
encore égalés. Eschyle, Sophocle, Euripide, ne veillaient pas des années
entières pour ne produire que de ces petites impressions passagères qui se
dissipent dans la gaieté d’un souper. Ils voulaient profondément attrister sur
le sort des malheureux ; ils voulaient, non pas amuser seulement leurs concitoyens,
mais les rendre meilleurs. Avaient-ils tort ? Avaient-ils raison ? Pour cet
effet, ils faisaient courir sur la scène les Euménides suivant la trace du
parricide, et conduites par la vapeur du sang qui frappait leur odorat. Ils
avaient trop de jugement pour applaudir à ces imbroglios, à ces escamotages de
poignards, qui ne sont bons que pour des enfants. Une tragédie n’est, selon
moi, qu’une belle page historique qui se partage en un certain nombre de repos
marqués.
- CRITIQUE DU COMEDIEN : PANTIN MERVEILLEUX, COQUILLE VIDE,
HYPOCRITE
LE PREMIER
Lorsque
je t’objectai que ce n’était donc pas d’après toi que tu jouais, confesse ta
réponse : ne m’avouas-tu pas que tu t’en gardais bien, et que tu ne paraissais
si étonnant sur la scène, que parce que tu montrais sans cesse au spectacle un
être d’imagination qui n’était pas toi ?
Un grand comédien n’est ni un piano-forté, ni une
harpe, ni un clavecin, ni un violon, ni un violoncelle ; il n’a point d’accord
qui lui soit propre ; mais il prend l’accord et le ton qui conviennent à sa
partie, et il sait se prêter à toutes. J’ai une haute
idée du talent d’un grand comédien : cet homme est rare, aussi rare et peut-être
plus grand que le poète. Celui qui dans la société se propose, et a le
malheureux talent de plaire à tous, n’est rien, n’a rien qui lui appartienne,
qui le distingue, qui engoue les uns et qui fatigue les autres. Il parle
toujours, et toujours bien ; c’est un adulateur de profession, c’est un grand
courtisan, c’est un grand comédien.
LE SECOND
Un grand
courtisan, accoutumé, depuis qu’il respire, au rôle d’un pantin merveilleux, prend toutes sortes de formes, au gré de la
ficelle qui est entre les mains de son maître.
LE
PREMIER
Un grand comédien est un autre pantin merveilleux
dont le poète tient la ficelle, et auquel il indique à chaque ligne la véritable
forme qu’il doit prendre.
LE SECOND
Ainsi un
courtisan, un comédien, qui ne peuvent prendre qu’une forme, quelque belle,
quelque intéressante qu’elle soit, ne sont que deux mauvais pantins ?
LE
PREMIER
Mon
dessein n’est pas de calomnier une profession que j’aime et que j’estime ; je
parle de celle du comédien. […] Mais tournez les yeux autour de vous, et vous
verrez que les personnes d’une gaieté continue n’ont ni de grands défauts, ni
de grandes qualités; que communément les plaisants de profession sont des
hommes frivoles, sans aucun principe solide ; et que ceux qui, semblables à
certains personnages qui circulent dans nos sociétés, n’ont aucun caractère,
excellent à les jouer tous.
Un comédien n’a-t-il pas un père, une mère, une
femme, des enfants, des frères, des sœurs, des connaissances, des amis, une
maîtresse ? S’il était doué de cette exquise sensibilité, qu’on regarde comme
la qualité principale de son état, poursuivi comme nous et atteint d’une
infinité de peines qui se succèdent, et qui tantôt flétrissent nos âmes, et
tantôt les déchirent, combien lui resterait-il de jours à donner à notre
amusement ? Très peu. Le gentilhomme de la chambre interposerait vainement
sa souveraineté, le comédien serait souvent dans le cas de lui répondre :
«Monseigneur, je ne saurais rire aujourd’hui, ou c’est d’autre chose que des
soucis d’Agamemnon que je veux pleurer. »Cependant on ne s’aperçoit pas que les
chagrins de la vie, aussi fréquents pour eux que pour nous, et beaucoup plus
contraires au libre exercice de leurs fonctions, les suspendent souvent. Dans le
monde, lorsqu’ils ne sont pas bouffons,
je les trouve polis, caustiques et froids, fastueux, dissipés,
dissipateurs, intéressés, plus frappés
de nos ridicules que touchés de nos maux ; d’un esprit assez rassis au
spectacle d’un événement fâcheux, ou au récit d’une aventure pathétique ; isolés, vagabonds, à l’ordre des grands ; peu
de mœurs, point d’amis, presque aucune de ces liaisons saintes et douces
qui nous associent aux peines et aux plaisirs d’un autre qui partage les
nôtres. J’ai souvent vu rire un comédien
hors de la scène, je n’ai pas mémoire d’en avoir jamais vu pleurer un.
Cette sensibilité qu’ils s’arrogent et qu’on leur alloue, qu’en font-ils donc ?
La laissent-ils sur les planches, quand ils en descendent, pour la reprendre
quand ils y remontent ? Qu’est-ce qui leur chausse le socque ou le cothurne ?
Le défaut d’éducation, la misère et le libertinage. Le théâtre est une ressource, jamais un choix. Jamais on ne se fit comédien par goût pour la vertu, par le désir
d’être utile dans la société et de servir son pays ou sa famille, par aucun des
motifs honnêtes qui pourraient entraîner un esprit droit, un cœur chaud, une âme
sensible vers une aussi belle profession. Moi-même, jeune, je balançai
entre la Sorbonne et la Comédie. J’allais, en hiver, par la saison la plus
rigoureuse, réciter à haute voix des rôles de Molière et de Corneille dans les
allées solitaires du Luxembourg. Quel était mon projet ? D’être applaudi ?
Peut-être. De vivre familièrement avec les femmes de théâtre que je trouvais
infiniment aimables et que je savais très faciles ? Assurément. […] On a
dit que les comédiens n’avaient aucun caractère, parce qu’en les jouant tous
ils perdaient celui que la nature leur avait donné, qu’ils devenaient faux,
comme le médecin, le chirurgien et le boucher deviennent durs. Je crois qu’on a
pris la cause pour l’effet, et qu’ils ne sont propres à les jouer tous que
parce qu’ils n’en ont point.
LE SECOND
On ne devient point cruel parce qu’on est bourreau
; mais on se fait bourreau, parce qu’on est cruel.
LE
PREMIER
J’ai beau
examiner ces hommes-là. Je n’y vois rien
qui les distingue du reste des citoyens, si ce n’est une vanité qu’on pourrait
appeler insolence, une jalousie qui remplit de troubles et de haines leur
comité. Entre toutes les associations, il n’y en a peut-être aucune où
l’intérêt commun de tous et celui du public soient plus constamment et plus
évidemment sacrifiés à de misérables petites prétentions. L’envie est encore
pire entre eux qu’entre les auteurs ; c’est beaucoup dire, mais cela est
vrai. Un poète pardonne plus aisément à un poète le succès d’une pièce, qu’une
actrice ne pardonne à une actrice les applaudissements qui la désignent à quelque
illustre ou riche débauché. Vous les
voyez grands sur la scène, parce qu’ils ont de l’âme, dites-vous ; moi, je les
vois petits et bas dans la société, parce qu’ils n’en ont point.
LE
PREMIER
Mon ami,
il y a trois modèles, l’homme de la nature, l’homme du poète, l’homme de
l’acteur. Celui de la nature est moins grand que celui du poète, et celui-ci
moins grand encore que celui du grand comédien, le plus exagéré de tous. Ce
dernier monte sur les épaules du précédent, et se renferme dans un grand
mannequin d’osier dont il est l’âme; il meut ce mannequin d’une manière
effrayante, même pour le poète qui ne se reconnaît plus, et il nous épouvante,
comme vous l’avez fort bien dit, ainsi que les enfants s’épouvantent les uns
les autres en tenant leurs petits pourpoints courts élevés au-dessus de leur
tête, en s’agitant, et en imitant de leur mieux la voix rauque et lugubre d’un
fantôme qu’ils contrefont.
Mais, par
hasard, n’auriez-vous pas vu des jeux d’enfants qu’on a gravés ? N’y
auriez-vous pas vu un marmot qui s’avance sous un masque hideux de vieillard
qui le cache de la tête aux pieds ? Sous ce masque, il rit de ses petits
camarades que la terreur met en fuite. Ce marmot est le vrai symbole de
l’acteur ; ses camarades sont les symboles du spectateur. Si le comédien n’est
doué que d’une sensibilité médiocre, et que ce soit là tout son mérite, ne le
tiendrez-vous pas pour un homme médiocre ? Prenez-y garde, c’est encore un
piège que je vous tends.
LE SECOND :
Et s’il est doué d’une extrême sensibilité,
qu’en arrivera-t-il ?
LE
PREMIER
Ce qu’il en arrivera ? C’est qu’il ne jouera
pas du tout, ou qu’il jouera ridiculement. Oui, ridiculement, et la preuve,
vous la verrez en moi quand il vous plaira. Que j’aie un récit un peu
pathétique a faire, il s’élève je ne sais quel trouble dans mon cœur dans ma
tête ; ma langue s’embarrasse ; ma voix s’altère : mes idées se décomposent,
mon discours se suspend ; je balbutie, je m’en aperçois ; les larmes coulent de
mes joues, et je me tais. […] Parce
qu’on ne vient pas pour voir des pleurs, mais pour entendre des discours qui en
arrachent, parce que cette vérité de nature dissone avec la vérité de
convention. Je m’explique : je veux dire que, ni le système dramatique, ni
l’action, ni les discours du poète, ne s’arrangeraient point de ma déclamation
étouffée, interrompue, sanglotée. Vous voyez qu’il n’est pas même permis
d’imiter la nature, même la belle nature, la vérité de trop près, et qu’il est
des limites dans lesquelles il faut se renfermer.
LE SECOND :
Vous savez qu’anciennement des acteurs faisaient des rôles de femmes ?
LE
PREMIER : Je le sais.
LE SECOND
Aulu-Gelle
raconte, dans ses Nuits attiques, qu’un certain Paulus, couvert des habits
lugubres d’Electre, au lieu de se présenter sur la scène avec l’urne d’Oreste, parut
en embrassant l’urne qui renfermait les cendres de son propre fils qu’il venait
de perdre, et qu’alors ce ne fut point une vaine représentation, une petite douleur
de spectacle, mais que la salle retentit de cris et de vrais gémissements.
LE
PREMIER
Et vous
croyez que Paulus dans ce moment parla sur la scène comme il aurait parlé dans
ses foyers ? Non, non. Ce prodigieux effet, dont je ne doute pas, ne tint ni
aux vers d’Euripide, ni à la déclamation de l’acteur, mais bien à la vue d’un
père désolé qui baignait de ses pleurs l’urne de son propre fils. Ce Paulus
n’était peut-être qu’un médiocre comédien ; non plus que cet Aesopus dont
Plutarque rapporte que « jouant un jour en plein théâtre le rôle d’Atréus
délibérant en lui-même comment il se pourra venger de son frère Thyestès, il y
eut d’aventure quelqu’un de ses serviteurs qui voulut soudain passer en courant
devant lui, et que lui, Aesopus, étant hors de lui-même pour l’affection
véhémente et pour l’ardeur qu’il avait de représenter au vif la passion
furieuse du roi Atréus, lui donna sur la tête un tel coup du sceptre qu’il
tenait en sa main, qu’il le tua sur la place... » C’était un
fou que
le tribun devait envoyer sur-le-champ au mont Tarpéien.
LE SECOND :
Comme il fit apparemment.
LE
PREMIER : J’en doute. Les Romains faisaient tant de cas de la vie d’un
grand comédien, et si peu de la vie d’un esclave ! Mais, dit-on, un orateur en
vaut mieux quand il s’échauffe, quand il est en colère. Je le nie. C’est quand
il imite la colère. Les comédiens font impression sur le public, non lorsqu’ils
sont furieux, mais lorsqu’ils jouent bien la fureur. Dans les tribunaux, dans
les assemblées, dans tous les lieux où l’on veut se rendre maître des esprits,
on feint tantôt la colère, tantôt la crainte, tantôt la pitié, pour amener les
autres à ces sentiments divers. Ce que la passion elle-même n’a pu faire, la
passion bien imitée l’exécute. Ne dit-on pas dans le monde qu’un homme est un
grand comédien ?On n’entend pas par là qu’il sent, mais au contraire qu’il
excelle à simuler, bien qu’il ne sente rien : rôle bien plus difficile que
celui de l’acteur, car cet homme a de plus à trouver le discours et deux
fonctions à faire, celle du poète et du comédien. Le poète sur la scène peut être
plus habile que le comédien dans le monde, mais croit-on que sur la scène l’acteur
soit plus profond, soit plus habile à feindre la joie, la tristesse, la
sensibilité, l’admiration, la haine, la tendresse, qu’un vieux courtisan ? Mais
il se fait tard.
Allons
souper.