vendredi 31 octobre 2014

TCHEKHOV - TERRITOIRE HUMAIN - Fragments de jeu...

TCHEKHOV - TERRITOIRE HUMAIN
Fragments de jeu

Trois pièces de Tchekhov seront abordées au cours de cette deuxième étape de l'année:
  • La Mouette - 1896
  • Platonov - 1880
  • Oncle Vania – 1899
Les fragments de scènes sont précédés pour chaque pièce de la liste des personnages, pour essayer de ne pas se perdre entre les noms, prénoms, patronymes et diminutifs...
Suivent les fragments de textes choisis, tous ne seront pas travaillés évidemment, j'ai indiqué les fragments qui me semblent incontournables pour le travail du plateau.
On mettra l'accent pour le travail des scènes sur les aspects suivants :
  • la combinaison de l'intimité et de la choralité : en effet, très souvent dans la même scène, on glisse d'une scène à deux à une scène chorale, les personnages entrant et sortant au fil des scènes sans que Tchekhov ne matérialise cela par un changement de scène.
=> L'intérêt du théâtre de Tchekhov est précisément cette combinaison habile de l'intime et du social, l'acteur doit jongler avec des émotions et des discours qui se superposent, se contredisent et disent la complexité des liens sociaux, familiaux, amoureux...
  • la question du jeu naturel : ce sont des morceaux de vie que Tchekhov nous livre, rien ne se passe à proprement parler, pas d'intrigue saillante, rien d'autre que la vie, avec son régiment d'ennui, de fatigue et de ratés. La question du jeu naturel pose bien évidemment la question de la construction du personnage...
  • le discours sur le théâtre : dans la Mouette, réécriture assumée d'Hamlet, dans Platonov également, puisque cette pièce de jeunesse, inachevée, est également une réécriture d'Hamlet
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LA MOUETTE

  • LES PERSONNAGES


IRINA NIKOLAEVNA ARKADINA, de son vrai nom Mme Trepleva, actrice.
CONSTANTIN GAVRILOVITCH TREPLEV, son fils, un jeune homme.
PIOTR NIKOLAÉVITCH SORINE, son frère.
NINA MIKHAILOVNA ZARETCHNAIA, une jeune fille dont le père est un riche propriétaire.
ILIA AFANASSIEVITCH CHAMRAËV, lieutenant en retraite, régisseur de Sorine.
PAULINA ANDRÉEVNA, sa femme.
MACHA, sa fille.
BORIS ALEXÉEVITCH TRIGORINE, écrivain.
EVGUENI SERGÉEVITCH DORN, médecin.
SEMIONE SEMIONOVITCH MEDVEDENKO, instituteur.
YAKOV, ouvrier.
UN CUISINIER.
UNE FEMME DE CHAMBRE
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  • FRAGMENT 1
Personnages : MACHA, MEDVEDENKO, puis SORINE et TREPLEV


ACTE PREMIER – Scène 1
Une partie du parc de la propriété de Sorine. Une large allée, menant de la rampe vers le fond du parc, interrompue par une estrade qui vient d’être édifiée pour un spectacle d’amateurs, et qui cache entièrement le lac. À gauche et à droite de l’estrade, des arbustes. Quelques chaises, une petite table. Le soleil vient de se coucher. Sur l’estrade, derrière le rideau baissé, s’affairent Yakov et d’autres ouvriers ; on les entend tousser et frapper.
Macha et Medvedenko entrent par la gauche, revenant d’une promenade.


MEDVEDENKO – Pourquoi êtes-vous toujours en noir ?
MACHA – Je porte le deuil de ma vie. Je suis malheureuse.
MEDVEDENKO – Pourquoi ? (Il réfléchit.) Je ne vous comprends pas… Vous avez une bonne santé, votre père, sans être riche, est un homme aisé. Ma vie est bien plus dure que la vôtre. Je ne touche que vingt-trois roubles par mois, sans parler de ce qu’on me retient pour la retraite, et pourtant, je ne porte pas le deuil.
Ils s’assoient.
MACHA – Il ne s’agit pas d’argent. On peut être pauvre et heureux.
MEDVEDENKO – En théorie, oui, mais la réalité est bien différente. Je n’ai que vingt-trois roubles de traitement pour moi-même, ma mère, mes deux soeurs et mon petit frère. Mais il faut bien manger et boire, non ? Acheter du thé, du sucre ? Du tabac ? Débrouille-toi comme tu peux !
MACHA, se tournant vers l’estrade. – Le spectacle va bientôt commencer.
MEDVEDENKO – Oui. Mlle Zaretchnaia joue la pièce de Constantin Gavrilovitch. Ils sont amoureux l’un de l’autre ; ce soir leurs âmes vont s’unir dans un seul effort, un seul désir de créer la même image artistique. Mais dans nos âmes, la mienne et la vôtre, rien, aucun point de contact. Je vous aime. Le désir de vous voir me chasse de chez moi ; tous les jours, pour venir ici, je fais à pied six verstes aller, six verstes retour ; mais vous n’avez qu’indifférence pour moi. Ça se comprend. Je suis pauvre et j’ai une nombreuse famille. Pourquoi épouser un homme qui n’a lui-même rien à manger ?
MACHA – Balivernes ! (Elle prise.) Votre amour me touche, mais je ne peux pas le partager, voilà tout. (Elle lui tend sa tabatière.) Servez-vous.
MEDVEDENKO – Je n’en ai pas envie.
Un temps.
MACHA – Il fait lourd. Il y aura sans doute de l’orage cette nuit. Philosopher ou parler argent, c’est tout ce que vous savez faire. D’après vous, la pauvreté est le plus grand malheur, mais à mon avis il vaut mille fois mieux porter des loques et mendier, que… D’ailleurs, vous ne pouvez pas me comprendre…


Sorine et Treplev entrent par la droite.


SORINE, il s’appuie sur une canne. – Moi, mon vieux, je me sens mal à l’aise à la campagne et je ne m’y ferai jamais, cela va de soi. Hier soir, je me suis couché à dix heures, ce matin je me suis réveillé à neuf ; à force d’avoir dormi, il me semblait que mon cerveau était collé à mon crâne… et ainsi de suite. (Il rit.) Après le déjeuner, je me suis encore endormi, je ne sais comment, et me voilà plein de courbatures ; à la fin, cela donne des cauchemars…
TREPLEV – C’est vrai, tu devrais habiter la ville. (Apercevant Macha et Medvedenko :) Mes amis, on vous appellera pour le début du spectacle, mais vous ne pouvez pas rester ici maintenant… Allez-vous-en, je vous prie.
MACHA – [...] (À Medvedenko :) Vous venez ?
MEDVEDENKO, à Treplev. – N’oubliez surtout pas de nous prévenir avant le début.
Ils sortent.

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  • Fragment à lire
Personnages : Sorine et Treplev


TREPLEV, montrant l’estrade. – Et voilà notre théâtre. Le rideau, la première et la deuxième coulisse, et puis, l’espace vide. Aucun décor. La vue s’ouvre directement sur le lac et l’horizon. On lèvera le rideau à huit heures et demie précises, quand la lune surgira.
SORINE – Ce sera magnifique.
TREPLEV – Si Mlle Zaretchnaia arrive en retard, l’effet sera raté. Elle devrait déjà être là. Mais son père et sa belle-mère la surveillent, il lui est aussi difficile de s’échapper de chez elle que d’une prison. (Il rectifie la cravate de son oncle.) Et ces cheveux, cette barbe, ils datent de quand ? Tu devrais te faire donner un coup de ciseaux…
SORINE, peignant sa barbe. – C’est le drame de ma vie. Dans ma jeunesse, j’avais l’air d’un ivrogne invétéré ; et voilà tout… Les femmes ne m’ont jamais aimé. (Il s’assied.) Pourquoi ma soeur est-elle de mauvaise humeur ?
TREPLEV – Pourquoi ? Elle s’ennuie. (Il s’assied à côté de son oncle.) Elle est jalouse. Elle est montée contre moi, contre le spectacle, contre ma pièce, parce que ce n’est pas elle, mais Mlle Zaretchnaia qui la jouera. Elle déteste ma pièce, avant même de la connaître.
SORINE, riant. – Qu’est-ce que tu vas chercher là ?
TREPLEV – Elle est dépitée : c’est Mlle Zaretchnaia qui va avoir du succès sur cette petite scène, et non pas elle. (Il regarde sa montre.) Ma mère est un curieux phénomène psychologique. Elle a du talent, c’est incontestable, elle est intelligente, très capable de sangloter sur un livre ; elle te récitera tout Nekrassov par coeur, elle soigne les malades comme un ange ; mais va un peu louer la Duse devant elle !… Oh ! là ! là ! C’est elle, elle seule qu’il faut louer, c’est à son sujet qu’il faut écrire et pousser des cris d’admiration, et si l’on s’extasie, ce doit être sur son jeu merveilleux dans La Dame aux camélias ou L’Ivresse de la vie… Et comme ici, à la campagne, cet encens lui manque, elle s’ennuie, elle se fâche, et nous considère tous comme ses ennemis. Nous sommes tous coupables. Sans parler de ses manies superstitieuses : elle craint les trois bougies, le nombre treize… Elle est avare. Je sais pertinemment qu’elle a soixante-dix mille roubles à la banque d’Odessa, mais essaie donc de lui emprunter de l’argent, elle fondra en larmes.
SORINE – Tu t’es mis dans la tête que ta pièce déplaît à ta mère, te voilà tout agité… et ainsi de suite. Rassure-toi, ta mère t’adore.
TREPLEV, effeuillant une fleur. – Elle m’aime – elle ne m’aime pas – elle m’aime – elle ne m’aime pas… (Il rit.) Tu vois bien. Ma mère ne m’aime pas. Parbleu ! Elle veut vivre, aimer, porter des chemisiers clairs, et mes vingt-cinq ans lui rappellent constamment qu’elle n’est plus jeune. En mon absence, elle n’a que trente-deux ans ; quand je suis là, elle en a quarante-trois, et c’est la raison de sa haine. Elle sait aussi que je ne supporte pas le théâtre qu’elle aime. Elle croit servir l’humanité et l’art sacré, mais à mes yeux, dans ce théâtre contemporain, il n’y a que routine et préjugés. Quand le rideau se lève, et qu’à la lumière artificielle, dans une pièce à trois murs, ces fameux talents, ces archiprêtres de l’art sacré nous montrent comment les gens mangent, boivent, aiment, portent le complet-veston ; quand avec des phrases et des tableaux triviaux on essaie de fabriquer une morale de trois sous, accessible à tous, utile dans le ménage ; quand, grâce à mille variantes, on me sert, encore et encore, la même sauce triste, alors je fuis, je fuis comme Maupassant fuyait la tour Eiffel, dont la vulgarité lui broyait le crâne.
SORINE – On ne peut pas se passer de théâtre
TREPLEV – Des formes nouvelles, voilà ce qu’il nous faut, et s’il n’y en a pas, alors mieux vaut rien du tout. (Il consulte sa montre.) J’aime ma mère. Je l’aime profondément ; mais elle mène une vie absurde, elle n’arrête pas de s’afficher avec cet écrivain, son nom traîne dans tous les journaux. C’est lassant à la fin. Je ressens parfois l’égoïsme d’un simple mortel, je regrette d’avoir pour mère une actrice connue, il me semble que j’aurais été plus heureux si ma mère avait été une femme ordinaire. Mon oncle, quelle situation plus désespérante, plus stupide que la mienne ? Son salon était souvent rempli de célébrités, rien que des artistes, et des écrivains. J’y étais la seule nullité, on ne me tolérait que parce que j’étais son fils. Qui suis-je ? Qu’est-ce que je représente ? J’ai quitté l’Université en troisième année, à la suite de circonstances… indépendantes de la rédaction, comme on dit ; je n’ai aucun talent, pas un sou ; d’après mon passeport, je suis un « petit-bourgeois de Kiev », comme mon père, bien qu’il fût, lui aussi, un acteur célèbre. Aussi, lorsque ces artistes et ces écrivains me gratifiaient de leur bienveillante attention, il me semblait que leurs regards prenaient la mesure de mon néant. Je devinais leur pensée, et je crevais d’humiliation…
SORINE – À propos, quel genre d’homme est-ce, cet écrivain ? On ne le comprend pas. Il n’est pas bavard.
TREPLEV – C’est un homme intelligent, simple, un peu mélancolique… très honnête. Il n’a pas dépassé la trentaine de beaucoup, mais il est déjà célèbre, et complètement blasé. Quant à ses écrits… que t’en dire ? C’est gentil, plein de talent, mais… après Tolstoï ou Zola, comment avoir envie de lire Trigorine ?…
SORINE – Eh bien, moi, mon vieux, j’aime les écrivains. J’ai souhaité passionnément deux choses, jadis : me marier, et devenir écrivain. Ça n’a pas marché, ni d’un côté ni de l’autre… Oui… En fin de compte, n’être même qu’un petit écrivain, ce n’est sûrement pas désagréable.
TREPLEV, prêtant l’oreille. – J’entends des pas… (Il embrasse son oncle.) Je ne peux pas vivre sans elle. Même le bruit de ses pas est merveilleux. Je suis follement heureux !

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  • Fragment à lire
Personnages : TREPLEV, NINA, puis PAULINA, DORN, puis ARKADINA, SORINE, CHAMCHAIEV, TRIGORINE, MEDVEDENJO, MACHA

TREPLEV – Allez tous à vos places. Il est temps de commencer. La lune se lève. |...] (À Nina :) Allez-y, tout est prêt. Vous avez le trac ?
NINA – Oui, un trac terrible. Pas à cause de votre maman, je ne la crains pas, mais il y a Trigorine… J’ai peur et j’ai honte de jouer devant lui… C’est un écrivain célèbre… Est-il jeune ?
TREPLEV – Oui.
NINA – Que ses récits sont merveilleux !
TREPLEV, froidement. – Je n’en sais rien, je ne les ai pas lus.
NINA – Il est difficile de jouer dans votre pièce. Il n’y a pas de personnages vivants.
TREPLEV – Des personnages vivants ! Il ne faut pas peindre la vie telle qu’elle est, ou telle qu’elle devrait être, mais telle qu’elle nous apparaît dans nos rêves.
NINA – Votre pièce manque d’action ; on ne fait que réciter. Et puis, à mon avis, il faut absolument de l’amour dans une pièce.

Ils vont derrière l’estrade. Entrent Paulina Andréevna et Dorn.
PAULINA – Il commence à faire humide. Rentrez et mettez vos caoutchoucs.
DORN – Je n’ai pas froid.
PAULINA – Vous ne prenez pas soin de vous. C’est de l’entêtement. Vous, un docteur, vous savez parfaitement quel’humidité ne vous vaut rien, mais vous voulez me faire souffrir. Hier, vous êtes resté toute la soirée sur la terrasse, exprès pour…
DORN, chantonnant. – « Ne dis pas que ta jeunesse t’a perdu… »
PAULINA – Vous étiez tellement excité par votre conversation avec Irina Nikolaevna… Vous ne remarquiez pas le froid. Elle vous plaît, avouez-le ?
DORN – J’ai cinquante-cinq ans.
PAULINA – Et après ? Pour un homme, ce n’est pas la vieillesse. Vous êtes bien conservé, et vous plaisez encore aux femmes.
DORN – Enfin, que me voulez-vous ?
PAULINA – Devant une actrice, vous êtes toujours prêts à vous prosterner. Tous !
DORN, il chantonne. – « À nouveau, devant toi… » Si la société aime les artistes et les traite autrement que les marchands, par exemple, c’est dans l’ordre des choses. C’est de l’idéalisme.
PAULINA – Les femmes vous ont toujours adoré, se sont jetées à votre cou… C’est de l’idéalisme, ça aussi ?
DORN, haussant les épaules. – Et puis ? Il y avait du bon dans les sentiments de ces femmes à mon égard. En moi, on appréciait avant tout l’excellent médecin. Souvenez-vous, il y a dix ou quinze ans, j’étais le seul accoucheur sérieux de notre district. Enfin, j’ai toujours été honnête.
PAULINA, lui prenant la main. – Mon chéri !
DORN – Chut ! On vient.

Entrent Arkadina, qui donne le bras à Sorine, Trigorine,
Chamraëv, Medvedenko et Macha.
CHAMRAËV – En 1873, pendant la foire de Poltava, elle a joué d’une façon étonnante ! Un véritable enchantement ! Un jeu merveilleux ! Et sauriez-vous me dire où se trouve maintenant l’acteur comique Tchadine ? Dans le rôle de Rasplouev, il était inimitable. Supérieur à Sadovski, je vous le jure, très estimée. Qu’est-il devenu ?
ARKADINA – Vous me demandez toujours des nouvelles de personnage d’avant le déluge. Comment saurais-je ?
Elle s’assied.
CHAMRAËV, avec un soupir. – Oui, ce Tchadine ! Il n’y a plus d’acteurs pareils. Le théâtre a baissé, Irina Nikolaevna ! Jadis, on voyait des chênes puissants, aujourd’hui, ce ne sont
plus que des souches.
DORN – Les talents exceptionnels se font rares, c’est vrai ; en revanche, l’acteur moyen s’est amélioré.
CHAMRAËV – Je ne suis pas de votre avis. D’ailleurs, c’est une question de goût… « De gustibus aut bene, aut nihil. »
Treplev surgit de derrière l’estrade.
ARKADINA – Mon cher fils, quand commencez-vous ?
TREPLEV – Dans un instant. Un peu de patience.
ARKADINA, citant Hamlet. – « Mon fils ! Tu tournes mes yeux sur le fond de mon âme, et là je vois des taches si noires et si mordantes qu’elles ne veulent point s’effacer. 1 »
TREPLEV – « Mais pourquoi as-tu cédé au vice et cherché l’amour dans l’abîme du crime ? » (On joue du cor derrière l’estrade.)
Mesdames et messieurs, on commence. Je sollicite votre attention. (Un temps.) Je commence ! (Il frappe quelques coups avec un bâton, puis récite :) « Ombres anciennes et vénérables qui survolez la nuit ce lac, endormez-vous et faites que nous rêvions de ce qui arrivera dans deux cent mille ans. »
SORINE – Dans deux cent mille ans il n’y aura rien du tout.
TREPLEV – Eh bien, qu’on nous montre ce rien du tout.
ARKADINA – Soit. Nous dormons.
Le rideau se lève ; vue sur le lac ; la lune, à l’horizon, se reflète dans l’eau. Nina Zaretchnaia, tout de blanc vêtue, est assise sur un bloc de pierre.
NINA – « Les hommes, les lions, les aigles et les perdrix, les cerfs à cornes, les oies, les araignées, les poissons silencieux, habitants des eaux, les étoiles de mer et celles qu’on ne peut voir à l’oeil nu, bref, toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies se sont éteintes, ayant accompli leur triste cycle… Depuis des milliers de siècles, la terre ne porte plus d’êtres vivants et cette pauvre lune allume en vain sa lanterne. Dans les prés, les cigognes ne se réveillent plus en poussant des cris, et l’on n’entend plus le bruit des hannetons dans les bosquets de tilleuls. Tout est froid… froid… froid… froid… Tout est désert… désert… désert… J’ai peur… peur… peur… (Un temps.) Les corps des êtres vivants se sont réduits en poussière et l’éternelle matière les a transformés en pierre, en eau, ou en nuages ; leurs âmes se sont fondues en une seule. L’âme universelle, c’est moi… c’est moi. En moi vivent les âmes d’Alexandre et de César, de Shakespeare et de Napoléon, et celle de la dernière sangsue. En moi, la conscience humaine s’est confondue avec l’instinct animal ; je me souviens de tout, et je revis chaque existence en moi-même. »
Des feux follets apparaissent.
ARKADINA, à voix basse. – C’est quelque chose de décadent.
TREPLEV, supplication et reproche dans la voix. – Maman !
NINA – « Je suis seule. Une fois tous les cent ans j’ouvre la bouche et ma voix résonne tristement dans ce désert, et personne ne m’entend. Vous non plus, pâles lumières, vous ne
m’entendez pas. Les marais pourrissants vous engendrent tous les matins, et jusqu’à l’aube vous errez, sans pensée, sans volonté, sans palpitation de vie… Craignant que la vie ne vous revienne, le Diable, père de la matière éternelle, opère en vous, à tout moment, l’échange des atomes, comme dans les pierres et dans l’eau ; ainsi vous transformez-vous perpétuellement. Seul, dans tout l’univers, l’esprit demeure immuable et constant. (Un temps) Tel un prisonnier jeté au fond d’un puits vide et profond, je ne sais qui je suis ni ce qui m’attend. Cependant, on m’a révélé que de cette lutte opiniâtre et cruelle contre le diable, principe des forces matérielles, je sortirai vainqueur ; alors matière et esprit se fondront en une harmonie parfaite, et le règne de la volonté universelle naîtra. Cela sera, très tard, lorsque, après une longue série de millénaires, la lune et le lumineux Sirius et la terre se réduiront peu à peu en poussière… Mais, d’ici là, ce sera l’horreur, l’horreur… (Un temps ; deux points ardents
s’allument sur le fond du lac.) C’est le diable, mon puissant adversaire, qui approche. Je vois ses yeux pourpres, terrifiants… »
ARKADINA – Ça sent le soufre. C’est exprès ?
TRIGORINE – Oui.
ARKADINA, riant. – Oui, c’est un effet…
TREPLEV – Maman !
NINA – « Il s’ennuie sans l’homme… »
PAULINA, à Dorn. – Vous avez enlevé votre chapeau. Remettez- le, vous allez prendre froid.
ARKADINA – Le docteur s’est découvert devant le diable, père de la matière éternelle.
TREPLEV, il s’emporte et crie. – La pièce est finie. Assez ! Rideau !
ARKADINA – Mais pourquoi te fâches-tu ?
TREPLEV – Assez ! Rideau ! Baissez le rideau ! (Il tape du pied.) Rideau ! (Le rideau tombe.) Je vous demande pardon ! J’avais oublié que seuls quelques élus avaient le droit d’écrire
des pièces et de jouer la comédie. Je n’ai pas respecté le monopole ! Je… Je…
Il fait un geste d’impuissance et sort par la gauche.
ARKADINA – Qu’est-ce qui lui prend ?
SORINE – Irina, ma petite, on ne traite pas ainsi un jeune amour-propre.
ARKADINA – Mais qu’ai-je fait ?
SORINE – Tu l’as vexé.
ARKADINA – Mais lui-même nous avait prévenus qu’il s’agissait d’une plaisanterie. Je l’ai prise ainsi.
SORINE – Tout de même…
Voyez-moi ça ! Il n’a donc pas organisé ce spectacle parfumé au soufre pour nous amuser, mais pour faire une démonstration ? Nous apprendre comment il faut écrire des pièces et ce qu’il faut jouer ? Cela devient ennuyeux à la fin. Ces attaques continuelles, ces coups d’épingle, que voulez-vous, je commence à en avoir assez ! C’est un garçon capricieux, plein d’orgueil.
SORINE – Il voulait te faire plaisir.
ARKADINA – Vraiment ? Alors pourquoi ne pas choisir une pièce ordinaire, au lieu de nous régaler de ce délire décadent ? Je veux bien écouter délirer quand il s’agit d’une plaisanterie
; mais cette prétention à des formes nouvelles, à une nouvelle ère artistique, merci ! Pour ma part, en fait de formes nouvelles, je ne vois là qu’un mauvais caractère.
TRIGORINE – Chacun écrit comme il veut et comme il peut.
ARKADINA – Qu’il écrive donc comme il veut et comme il peut mais qu’il me laisse tranquille.
DORN – Jupiter, tu te fâches…
ARKADINA – Je ne suis pas Jupiter, je suis une femme. (Elle allume une cigarette.) Je ne me fâche pas, mais c’est triste de voir un jeune homme passer son temps d’une façon aussi
ennuyeuse. Je ne voulais pas l’offenser.
MEDVEDENKO – Nul n’a le droit de séparer l’esprit de la matière, car rien ne prouve que l’esprit lui-même n’est pas composé d’atomes de matière. (À Trigorine, vivement :) On ferait
mieux, tenez, de décrire et de représenter au théâtre la vie des instituteurs. Notre sort est dur, très dur !
ARKADINA – Tout cela est vrai, mais ne parlons plus de pièces, ni d’atomes. La soirée est si agréable ! Entendez-vous chanter ? (Elle écoute.) Comme c’est beau !
PAULINA – C’est sur l’autre rive.
Un temps.
ARKADINA, à Trigorine. – Asseyez-vous là, près de moi. Il y a dix ou quinze ans, presque toutes les nuits, sur les bords de ce lac, on entendait de la musique et des chants. Il y a six propriétés par ici. Je me souviens : que de rires, de bruit, de coups de fusil, et que de romans d’amour ! Le jeune premier et l’idole de ces lieux était alors le docteur Evgueni Serguéevitch, je vous le recommande. (Elle désigne Dorn.) Il est toujours charmant, mais alors, il était irrésistible… Ah ! ma conscience commence à me tourmenter. Pourquoi ai-je vexé mon pauvre garçon ? Je ne suis pas tranquille ! (Elle élève la voix.) Kostia ! mon fils ! Kostia !
MACHA – Je vais aller le chercher.
ARKADINA – Oui, je vous en prie, ma chère.
MACHA, elle va à gauche. – Hou-hou ! Constantin Gavrilovitch ! Hou-hou !


1 Hamlet, acte IV, scène IV, traduction d’Eugène Morand et de Marcel Schwob, La Pléiade, 1953. (N. d. T.)
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  • FRAGMENT 2
Personnages : ARKADINA, DORN, MACHA , puis SORINE
ACTE II
Un terrain de croquet. Au fond, à droite, une maison avec une grande terrasse ; à gauche, le lac, où brillent les reflets du soleil. Des parterres de fleurs. Midi ; il fait chaud. Arkadina, Dorn et Macha sont assis sur un banc, près du terrain de croquet, à l’ombre d’un vieux tilleul. Dorn a un livre ouvert sur les genoux.
ARKADINA, à Macha. – Levons-nous. (Elles se lèvent.) Mettez-vous à côté de moi. Vous avez vingt-deux ans, et moi presque le double. Docteur, laquelle de nous deux paraît la plus jeune ?
DORN – Vous, bien entendu.
ARKADINA – Vous voyez bien ? Et pourquoi ? Parce que je travaille ; je réagis, je suis toujours en mouvement, et vous, vous restez toujours plantée là, vous ne vivez pas… Et puis, j’ai pour principe de ne pas interroger l’avenir. Je ne pense jamais ni à la vieillesse ni à la mort. On n’échappe pas à l’inévitable.
MACHA – Et moi, j’ai l’impression d’être née depuis longtemps, très longtemps… de traîner ma vie comme une lourde queue de robe qui n’en finirait pas. Souvent je n’ai pas la moindre envie de vivre. (Elle s’assied.) Bien sûr, ce sont des bêtises. Il faudrait me secouer, me débarrasser de tout cela.
DORN, chantonne à mi-voix. – « Racontez-lui, mes fleurs »
ARKADINA – Et puis je suis correcte, comme un Anglais. Je suis toujours tirée à quatre épingles, comme on dit, toujours habillée et coiffée convenablement, ma chère. Est-ce que je me permettrais de sortir, ne fût-ce qu’au jardin, en robe de chambre, ou dépeignée ? Jamais de la vie. Je me suis bien conservée, parce que je n’ai jamais été une traîne-savate, je ne me suis jamais laissée aller, comme tant d’autres. (Les mains aux hanches, elle arpente le terrain de croquet.) Regardez-moi : une poulette… Je pourrais jouer une gamine de quinze ans.
DORN – Je peux continuer ? (Il reprend son livre.) Nous en étions aux épiciers et aux rats.
ARKADINA – Et aux rats. Lisez. (Elle s’assied.) Non, donnez, c’est moi qui vais lire. C’est mon tour. (Elle prend le livre et parcourt une page.) Et aux rats… J’y suis. (Elle lit :) « Certes, il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et d’attirer les romanciers, qu’il le serait pour un marchand de farine d’élever des rats dans sa boutique. Et pourtant, ils sont en faveur. Donc, quand une femme a jeté son dévolu sur l’écrivain qu’elle veut adopter, elle en fait le siège au moyen de compliments, d’attentions et de gâteries…2 » Eh bien, c’est peut-être vrai pour les Français, mais chez nous rien de semblable, il n’y a aucun programme. Avant d’adopter un écrivain, une femme de chez nous en est déjà follement amoureuse, je vous prie de le croire. Il ne faut pas chercher bien loin : moi et Trigorine, par exemple…
Entre Sorine, s’appuyant sur une canne ; Nina marche à côté de lui ; derrière eux, Medvedenko roule un fauteuil.
SORINE, du ton dont on parle aux enfants. – Alors ? Il y a de la joie aujourd’hui ? Nous voilà gais, pour une fois ? (À sa soeur :) Une bonne nouvelle ! Notre père et notre belle-mère sont partis pour Tver, et nous serons entièrement libres pendant trois jours.
2 Maupassant : Sur l’eau.

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  • FRAGMENT 3
Personnages : MACHA, TRIGORINE
ACTE III
Salle à manger dans la maison de Sorine. À gauche et à
droite, des portes. Un buffet, une armoire à médicaments. Au
milieu de la pièce, une table. Des valises, des cartons indiquent
qu’on se prépare à partir.
MACHA – Je vous raconte ça parce que vous êtes écrivain. Vous pourrez en profiter. Je vous le dis en toute franchise , s’il s’était blessé grièvement, je ne lui aurais pas survécu une minute.
Et pourtant je suis courageuse : voilà, j’ai pris une décision, j’arracherai cet amour de mon coeur, avec les racines.
TRIGORINE – Comment cela ?
MACHA – En me mariant avec Medvedenko.
TRIGORINE – L’instituteur ?
MACHA – Oui.
TRIGORINE – Je n’en vois pas la nécessité.
MACHA – Aimer sans espoir, attendre, on ne sait quoi, des années entières ?… Une fois mariée, je ne penserai plus à l’amour : les nouveaux soucis chasseront les anciens. Et puis, vous comprenez, ce sera un changement. Alors, on remet ça ?
TRIGORINE – Ce ne sera pas un peu trop ?
MACHA – Pensez-vous ! (Elle remplit deux petits verres.) Ne me regardez pas comme ça. Les femmes boivent plus souvent que vous ne pensez. Beaucoup boivent en cachette, quelques-unes seulement comme moi, ouvertement. Oui… Et toujours de la vodka ou du cognac. (Elle trinque avec lui.) À la bonne vôtre ! Vous êtes un homme simple ; quel dommage que vous nous quittiez.
Ils boivent.
TRIGORINE – Je n’ai pas envie de partir, moi non plus.
MACHA – Demandez-lui donc de rester.
TRIGORINE – Non, c’est trop tard. Son fils se conduit sans le moindre tact. Tantôt il a voulu se tuer, et maintenant il aurait l’intention de me provoquer en duel… Pourquoi cela ?… Il boude, il affiche son mépris, il prêche des formes nouvelles… Mais il y a assez de place pour tout le monde, les anciens et les nouveaux. À quoi bon se bousculer ?
MACHA – La jalousie y est aussi pour quelque chose… D’ailleurs, ça ne me regarde pas. (Une pause. Yakov passe de gauche à droite, portant une valise. Entre Nina, qui s’arrête devant la fenêtre.) Mon instituteur ne brille pas par l’esprit, mais c’est un brave homme. Il est pauvre et il m’aime beaucoup. Moi, je le plains. Et je plains aussi sa vieille mère. Eh bien, permettez-moi de vous souhaiter bonne chance. Ne gardez pas un trop mauvais souvenir de moi. (Elle lui serre vigoureusement la main.) Je vous suis bien reconnaissante de votre amitié. Envoyez-moi vos livres, avec une dédicace, j’y tiens absolument. Mais ne mettez pas : « À la très estimée », non, simplement : « À Maria, fille sans parents, inutile sur cette terre. » Adieu !
Elle sort.

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  • FRAGMENT 4
Personnages : ARKADINA, SORINE puis MEDVEDENKO, TREPLEV, puis TRIGORINE
1 -
ARKADINA, après une pause. Bon, reste ici, ne t’ennuie pas trop, ne t’enrhume pas. Veille sur mon fils ; prends soin de lui ; conseille-le. (Un temps.) Je vais donc partir sans savoir pourquoi Constantin a voulu se tuer. Je crois que c’est la jalousie qui le travaille, et plus vite j’emmènerai Trigorine, mieux ça vaudra.
SORINE – Que veux-tu que je te dise ? Il y avait bien d’autres raisons. C’est pourtant clair : un homme jeune, intelligent, vit à la campagne, dans un trou ; il n’a ni argent, ni situation, ni avenir. Pas d’occupation. Son oisiveté lui fait peur, et honte. Je l’aime de tout mon coeur, et lui m’est attaché, mais il pense qu’il est de trop ici, un pique-assiette, un parasite… La chose est claire : c’est l’amour-propre qui le ronge.
ARKADINA – Que de soucis il me donne ! (Elle réfléchit.) Il devrait peut-être entrer dans l’administration ?
SORINE sifflote, puis, d’un ton hésitant. – Le mieux, à mon avis, serait… que tu lui donnes un peu d’argent. D’abord, il devrait s’habiller comme tout le monde… et ainsi de suite. Regarde-le : il traîne le même veston depuis trois ans, il n’a pas de pardessus… (Il rit.) Et puis, cela ne lui ferait pas de mal, à ce petit, de s’aérer un peu… D’aller faire un tour à l’étranger, par exemple… Ça ne coûterait pas si cher !
ARKADINA – Tout de même… Je pourrais, à la rigueur, lui payer un costume… Quant au voyage à l’étranger… D’ailleurs, même un costume, non… en ce moment, c’est impossible ! (Avec énergie :) Je n’ai pas d’argent. (Sorine rit.) Je n’en ai pas.
SORINE sifflote. – C’est bon. Excuse-moi, ma chérie, ne te fâche pas. Je te crois. Tu es une femme généreuse et noble.
ARKADINA, avec des larmes. – Je n’ai pas d’argent.
SORINE – Si j’en avais, moi, je lui en donnerais, la chose est claire. Mais rien, pas un rond. (Il rit.) Le régisseur met le grappin sur ma pension, et tout file pour l’agriculture, l’élevage l’apiculture ; et mon argent s’en va, en pure perte. Les abeilles crèvent, les vaches crèvent, pas moyen d’obtenir de chevaux…
ARKADINA – Oui, j’ai de l’argent, mais je suis une artiste : rien que pour les toilettes, une vraie ruine !
SORINE – Tu es bonne et gentille… Je t’estime… Oui… Mais… Qu’est-ce qui m’arrive ? (Il chancelle.) La tête me tourne. (Il s’appuie à la table.) Je ne suis pas bien… et voilà tout.
ARKADINA, effrayée. – Petroucha ! (Elle essaie de le soutenir.) Petroucha mon ami… (Elle crie :) Au secours ! Au secours ! (Entrent Treplev, la tête entourée d’un pansement, et Medvedenko.) Il se trouve mal.
SORINE – Ce n’est rien, ce n’est rien… (Il sourit et boit de l’eau.) C’est fini… et voilà.
TREPLEV, à sa mère. – Ne t’effraie pas, maman, rien de dangereux. Ça lui arrive souvent depuis quelque temps. (À Sorine :) Tu devrais aller t’étendre, mon oncle.
SORINE – M’étendre un peu, oui… Mais j’irai tout de même en ville. Je me reposerai, et puis je partirai… et voilà. Il s’en va en s’appuyant sur sa canne.
MEDVEDENKO, le soutenant par le bras. – Il y a une devinette : le matin à quatre pattes, à midi sur deux jambes, le soir sur trois…
SORINE, riant. – Exactement. Et la nuit, sur le dos. Je vous remercie, je peux marcher seul.
MEDVEDENKO – Que de cérémonies !
Ils sortent.


2- TREPLEV, ARKADINA
ARKADINA – Comme il m’a fait peur !
TREPLEV – La campagne ne lui vaut rien. Il s’ennuie trop. Tiens, maman, si tu étais en veine de générosité, tu lui prêterais quinze cents ou deux mille roubles ; il pourrait passer une année
entière à la ville.
ARKADINA – Je n’ai pas d’argent. Je suis actrice, pas banquier.
Un temps.
TREPLEV – Refais-moi mon pansement, maman. Tu le fais si bien.
ARKADINA sort de l’armoire un flacon d’iode et une boîte de pansements. – Le docteur est en retard.
TREPLEV – Il a promis de venir à dix heures, il est déjà midi…
ARKADINA – Assieds-toi. (Elle défait le pansement.) On dirait que tu portes un turban. Hier, quelqu’un a demandé à la cuisine de quelle nationalité tu étais. Voilà, c’est presque guéri. Encore quelques petits bobos. (Elle l’embrasse à la tête.) Mais, dis-moi, en mon absence… tu ne feras plus pan-pan ?
TREPLEV – Non, maman. J’ai eu un moment de désespoir fou je n’étais plus mon maître. Cela n’arrivera plus. (Il lui baise la main.) Tu as des mains de fée. Je me rappelle, il y a très longtemps,
tu jouais encore au Théâtre d’État, moi j’étais tout petit, il y a eu une bagarre dans notre cour, quelqu’un a malmené une blanchisseuse. Tu t’en souviens ? On l’a relevée sans connaissance.
Toi, tu as été la voir, tu lui as porté des médicaments, tu as lavé ses enfants dans une cuve… Comment, tu ne te rappelles pas ?
ARKADINA – Non.
TREPLEV – Il y avait aussi deux ballerines dans la maison. Elles venaient prendre le café chez toi…
ARKADINA – Ça, je m’en souviens.
TREPLEV – Elles étaient très pieuses… (Un temps.) Depuis quelques jours, je t’aime aussi tendrement, aussi naïvement que dans mon enfance. Je n’ai plus que toi au monde. Mais pourquoi, pourquoi céder à l’influence de cet homme ?
ARKADINA – Tu ne le comprends pas, Constantin. C’est l’être le plus noble qui soit…
TREPLEV – Ce qui ne l’a pas empêché de se montrer poltron quand on lui a appris que j’avais l’intention de le provoquer en duel. Il veut partir. C’est une fuite honteuse.
ARKADINA – Quelles bêtises ! C’est moi-même qui lui ai demandé de partir.
TREPLEV – L’être le plus noble ! Nous voilà presque brouillés à cause de lui, lui qui, en ce moment, au salon ou au jardin, est en train de se moquer de nous… ou bien de cultiver l’esprit de Nina, de la persuader définitivement de son génie…
ARKADINA – Quel plaisir éprouves-tu à me dire des choses désagréables ? J’estime cet homme, et je te prie de ne pas l’insulter devant moi.
TREPLEV – Moi, je ne l’estime pas. Tu voudrais que moi aussi je le considère comme un génie mais, excuse-moi, je ne sais pas mentir : ses oeuvres me répugnent.
ARKADINA – C’est de la jalousie. Les gens dépourvus de talent, mais prétentieux, n’ont rien d’autre à faire que de dénigrer les vrais talents. Belle consolation !
TREPLEV, ironique. – Les vrais talents ! (En colère :) J’ai plus de talent que vous tous, s’il faut parler franc. (Il arrache son pansement.) Vous autres, routiniers, vous vous êtes imposés en art. Rien n’est permis et authentique que ce que vous faites, tout le reste, vous l’opprimez, vous l’étouffez. Je ne vous
reconnais pas ! Ni toi ni lui !
ARKADINA – Décadent !
TREPLEV – Retourne donc à ton cher théâtre, va jouer dans des pièces lamentables et stupides.
ARKADINA – Je n’ai jamais joué dans des pièces pareilles !
Laisse-moi. Tu n’es même pas capable d’écrire un malheureux vaudeville. Petit-bourgeois de Kiev ! Parasite !
TREPLEV – Grippe-sou !
ARKADINA – Clochard ! (Treplev s’assied et pleure sans bruit.) Nullité ! (Agitée, elle fait quelques pas.) Ne pleure pas ! Il ne faut pas pleurer… (Elle pleure.) Non, il ne faut pas… (Elle
couvre de baisers le front, les joues, les cheveux de son fils.) Mon cher enfant, pardonne-moi… pardonne à ta mère, pardonne à la pauvre pécheresse…
TREPLEV, l’étreignant. – Si tu savais ! J’ai tout perdu. Elle ne m’aime pas. Je ne peux plus écrire. Toutes mes espérances se sont évanouies…
ARKADINA – Ne désespère pas. Tout va s’arranger. Il va partir tout à l’heure, elle t’aimera à nouveau. (Elle essuie les larmes de Treplev.) Assez. Nous voilà réconciliés, n’est-ce pas ?
TREPLEV, lui baisant les mains. – Oui, maman.
ARKADINA, tendrement. – Fais la paix avec lui aussi. Il ne faut pas de duel. N’est-ce pas ?
TREPLEV – Bien… Mais permets-moi de ne plus le revoir, maman. C’est trop pénible… au-dessus de mes forces.

3- (Entre Trigorine.)
TREPLEV – Voilà… Je m’en vais. (Il range rapidement les médicaments dans l’armoire.) Le docteur me fera un pansement. Il ramasse son pansement par terre et sort.
TRIGORINE, il feuillette un livre. – Page 121… Lignes 11 et 12. Voilà. (Il lit.) « Si jamais tu as besoin de ma vie, viens la prendre. »
ARKADINA regarde sa montre. – La voiture sera là dans un moment.
TRIGORINE, à mi-voix. – « Si jamais tu as besoin de ma vie, viens la prendre. »
ARKADINA – J’espère que tu as tout emballé ?
TRIGORINE, avec impatience. – Oui. Oui… (Pensif :) Pourquoi ai-je senti de la tristesse dans cet appel d’une âme pure, pourquoi mon coeur s’est-il si douloureusement serré ? « Si jamais tu as besoin de ma vie, viens la prendre. » (À Arkadina:) Restons un jour de plus ! (Arkadina secoue la tête.) Restons !
ARKADINA – Chéri, je sais ce qui te retient ici. Mais il faut te maîtriser. Tu es un peu enivré, reprends-toi.
TRIGORINE – Toi aussi, sois lucide, sois raisonnable et calme, je t’en supplie, considère tout cela en amie véritable. (Il lui serre la main.) Tu es capable de sacrifice… Sois mon amie, rends-moi ma liberté…
ARKADINA, vivement émue. – Tu es donc tellement amoureux ?
TRIGORINE – Je me sens attiré vers elle. Peut-être est-ce justement ce qui me manque.
ARKADINA – L’amour d’une petite provinciale ! Oh ! Comme tu te connais mal !
TRIGORINE – Il arrive aux gens de dormir tout en marchant, ainsi je te parle et je crois dormir et la voir en rêve… Des visions suaves, merveilleuses… Rends-moi ma liberté…
ARKADINA, tremblante. – Non, non… Je ne suis qu’une femme ordinaire, on n’a pas le droit de me parler ainsi… Ne me torture pas, Boris. J’ai peur…
TRIGORINE – Si tu le veux, tu peux être une femme exceptionnelle. Un amour jeune, charmant, poétique, qui vous emporte dans un monde de rêves, lui seul peut vous donner encore un bonheur sur terre ! Je n’ai jamais connu un tel amour… Quand j’étais jeune, je n’avais pas le temps, je courais les rédactions, je luttais contre la misère… Et voilà, il est enfin venu, il m’appelle… Pourquoi le fuir ?
ARKADINA, avec colère. – Tu es fou !
TRIGORINE – Tant pis.
ARKADINA – Vous vous êtes tous donné le mot pour me torturer, aujourd’hui !
Elle pleure.
TRIGORINE se prend la tête. – Elle ne comprend pas ! Elle ne veut pas comprendre !
ARKADINA – Suis-je donc si vieille et si laide, que l’on puisse, sans se gêner, me parler d’autres femmes ? (Elle l’étreint et l’embrasse.) Oh ! tu as perdu l’esprit… Ma beauté, mon divin… Tu es la dernière page de ma vie ! (Elle s’agenouille.) Ma joie, ma fierté, ma félicité… (Elle enlace ses genoux.) Si tu me quittes, même une heure, je n’y survivrai pas ; je deviendrai folle, mon merveilleux, mon sublime, mon maître…



  • FRAGMENT 5
Personnages : MACHA, MEDVEDENKO puis PAULINA, TREPLEV, DORN, SORINE

Deux ans s’écoulent entre le troisième et le quatrième acte.
ACTE IV
Un salon dans la maison de Sorine, aménagé par Constantin Treplev en cabinet de travail. À droite et à gauche, des portes accédant à l’intérieur de la maison. En face, une porte vitrée donnant sur la terrasse. Outre le mobilier habituel d’un salon, on voit dans un coin à droite un bureau, près de la porte de gauche un large divan ; une bibliothèque ; des livres sur le rebord des fenêtres et sur les chaises. C’est le soir. Une seule lampe à abat-jour éclaire la pièce. Pénombre. On entend le bruit des arbres et le sifflement du vent dans les cheminées. Le veilleur de nuit secoue ses claquettes.
Entrent Medvedenko et Macha.
MACHA, appelle. Constantin Gavrilytch ! Constantin Gavrilytch ! (Elle regarde autour d’elle :) Personne ! Le vieux demande à chaque instant où est son Kostia. Il ne peut plus se
passer de lui…
MEDVEDENKO – Il craint la solitude. (Il écoute :) Quel temps ! Deux jours que ça dure.
MACHA, elle relève la mèche de la lampe. – Il y a des vagues énormes sur le lac.
MEDVEDENKO – Il fait noir dans le jardin. On devrait démolir ce théâtre ; il est là, nu, affreux comme un squelette, et le rideau claque à tous les vents. Hier soir, en passant devant, il m’a semblé que quelqu’un pleurait, à l’intérieur.
MACHA – En voilà des idées…
Un temps.
MEDVEDENKO – Macha, rentrons à la maison.
MACHA, elle secoue la tête. – Je reste coucher ici.
MEDVEDENKO, suppliant. – Rentrons, Macha. Notre petit a faim, j’en suis sûr.
MACHA – Bêtises ! Matriona le fera manger.
Un temps.
MEDVEDENKO – Il me fait pitié. Il est privé de sa mère depuis trois nuits.
MACHA – Que tu es devenu ennuyeux ! Avant, au moins, il t’arrivait de philosopher, mais maintenant, toujours la même chanson : « Le petit, rentrons à la maison, le petit, rentrons à la
maison. »
MEDVEDENKO – Viens à la maison, Macha.
MACHA – Vas-y seul.
MEDVEDENKO – Ton père ne me donnera pas de cheval.
MACHA – Mais si. Tu n’as qu’à lui demander.
MEDVEDENKO – Bon, je vais lui demander. Alors tu rentreras demain ?
MACHA, elle prise. – Mais oui, demain… Tu es assommant

Entrent Treplev et Paulina Andréevna ; le premier porte des oreillers et une couverture, Paulina, des draps. Ils posent le tout sur le divan. Treplev s’assied à son bureau.
MACHA – C’est pour quoi faire, maman ?
PAULINA – Piotr Nikolaévitch a demandé que l’on fasse son lit dans le bureau de Kostia.
MACHA – Laissez-moi faire. Elle met les draps sur le divan.
PAULINA, avec un soupir. – Les vieux sont comme des enfants…
Elle s’approche du bureau et, appuyée sur un coude, lit le manuscrit. Un temps.
MEDVEDENKO – Alors, je m’en vais. Au revoir, Macha. (Il baise la main de sa femme.) Au revoir, maman. Il veut baiser la main de sa belle-mère.
PAULINE, avec humeur. – C’est bon ! Pars si tu veux.
MEDVEDENKO – Adieu, Constantin Gavrilovitch.
Treplev lui tend la main en silence. Medvedenko sort.
PAULINA, regardant le manuscrit. – Qui aurait cru, Kostia que vous deviendriez un véritable écrivain ? Dieu merci, les revues commencent à vous envoyer de l’argent. (Elle lui caresse les cheveux.) Et puis, le voilà beau, à présent… Mon cher, mon bon Kostia, soyez plus gentil avec ma petite Macha.
MACHA, elle fait le lit. – Laissez-le tranquille, maman
PAULINA – Elle est mignonne. (Un temps.) Une femme ne demande pas grand-chose, Kostia : un regard affectueux, de temps en temps. Je le sais par expérience.
Treplev se lève et sort en silence.
MACHA – Voilà, il est fâché. Pourquoi l’avoir ennuyé ?
PAULINA – C’est que je te plains, ma petite Macha.
MACHA – À quoi ça sert ?
PAULINA – Mon coeur souffre pour toi : je vois, je comprends tout.
MACHA – Bêtises ! L’amour sans espoir n’existe que dans les romans. Balivernes ! Il ne faut pas se laisser aller, c’est tout, ne pas attendre éternellement le beau temps sur je ne sais quel rivage… Si l’amour pousse dans ton coeur, arrache-le. On a promis de nommer mon mari dans un autre district. Une fois loin, j’oublierai tout… J’arracherai tout, jusqu’aux racines.
Dans la pièce voisine, on joue une valse mélancolique.
PAULINA – C’est Kostia qui joue. Cela veut dire qu’il est triste.
MACHA, elle fait sans bruit deux ou trois tours de valse. – Le principal, c’est de ne plus le voir. Que mon Semione soit nommé ailleurs, et croyez-moi, au bout d’un mois, tout sera oublié. Ce sont des bêtises !
La porte de gauche s’ouvre. Dorn et Medvedenko roulent Sorine dans un fauteuil.
MEDVEDENKO – Nous voilà six à la maison. Et la farine coûte soixante-dix kopecks le poud !
DORN – Débrouille-toi comme tu peux !
MEDVEDENKO – Ça vous va bien de rire. Vous avez de l’argent plein les poches.
DORN – De l’argent ? Mon ami, pendant trente ans de métier – un métier dur qui ne me laissait de répit ni jour ni nuit – je n’ai réussi à économiser que deux mille roubles, que je viens de dépenser à l’étranger. Je n’ai pas le sou.
MACHA, à son mari. – Tu n’es pas encore parti ?
MEDVEDENKO, d’un air coupable. – Que veux-tu ? on ne me donne pas de cheval !
MACHA, à mi-voix, avec amertume et dépit. – Puissent mes yeux ne plus te voir !
Le fauteuil de Sorine est placé dans la partie gauche de la pièce. Paulina Andréevna, Macha et Dorn s’assoient près de Sorine. Medvedenko, triste, se met à l’écart.

SORINE – Où est ma soeur ?
DORN – Elle est partie chercher Trigorine à la gare. Elle ne va pas tarder.
SORINE – Si vous avez jugé nécessaire de faire venir ma soeur, c’est que je suis gravement malade. (Après un silence.) Drôle d’histoire ! Je suis gravement malade, et on ne me donne pas de médicaments.
DORN – Que voulez-vous qu’on vous donne ? Du valérianate ? Du bicarbonate ? De la quinine ?
SORINE – Voilà la philosophie qui recommence. Oh ! Quel châtiment ! (Désignant le divan :) C’est pour moi, ce lit ?
PAULINA – Pour vous, Piotr Nikolaévitch.
SORINE – Je vous remercie.
DORN, il chantonne. – « La lune vogue dans le ciel nocturne…»
SORINE – Je vais proposer à Kostia un sujet de nouvelle : L’homme qui voulait. Dans ma jeunesse je voulais devenir écrivain, et je ne le suis pas devenu ; je voulais être éloquent, et j’ai toujours parlé très mal. (Il s’imite :) « Et voilà tout, et ainsi de suite, comment dire… » Il m’arrivait de suer sang et eau avant de pondre une conclusion. Je voulais me marier, et je ne suis pas marié. Je voulais toujours habiter la ville, et je finis mes jours à la campagne. Et voilà tout.
DORN – Je voulais devenir conseiller d’État, et je le suis devenu.
SORINE, en riant. – Ça, je ne l’ai pas cherché. C’est arrivé tout seul.
DORN – Se plaindre de la vie à soixante-deux ans ! Avouez que ce n’est pas généreux !
SORINE – Que vous êtes entêté ! Comprenez donc, je voudrais vivre.
DORN – C’est de la légèreté d’esprit. D’après les lois de la nature, toute vie doit avoir une fin.
SORINE – Raisonnement d’homme blasé. Vous êtes rassasié, alors la vie vous laisse indifférent, tout vous est égal. Pourtant, vous aussi, vous aurez peur de mourir.
DORN – La crainte de la mort est une crainte animale. Il faut la surmonter. N’ont une peur consciente de la mort que ceux qui croient à la vie éternelle et que leurs péchés terrorisent. Mais vous, premièrement vous ne croyez pas, et deuxièmement, quels péchés avez-vous commis ? Vous avez servi dans la magistrature pendant vingt-cinq ans, voilà tout.
SORINE, en riant. – Pendant vingt-huit ans…
Treplev entre et s’assoit sur un petit banc aux pieds de Sorine. Macha ne le quitte pas des yeux.
DORN – Nous empêchons Constantin Gavrilovitch de travailler.
TREPLEV – Ça ne fait rien.
Un temps.
MEDVEDENKO – Permettez-moi de vous demander, docteur, quelle ville avez-vous le plus aimée à l’étranger ?
DORN – Gênes.
TREPLEV – Pourquoi Gênes ?
DORN – La foule y est extrêmement attachante. Quand on sort de l’hôtel, le soir, les rues sont pleines de monde. On déambule avec le peuple, sans but, on va ici et là, en ligne brisée, on partage la vie des gens, on se confond, pour ainsi dire, psychiquement avec eux, et on commence à croire qu’il existe vraiment une âme universelle, comme celle que Nina Zaretchnaia interprétait jadis dans votre pièce. À propos, où est-elle maintenant, Nina ? Que devient-elle ?
TREPLEV – Je pense qu’elle se porte bien.
DORN – On m’a dit qu’elle menait une vie peu banale. Qu’y a-t-il, au juste ?
TREPLEV – C’est une longue histoire, docteur.
DORN – Racontez-la brièvement.
Un temps.
TREPLEV – Elle s’est sauvée de chez elle pour vivre avec Trigorine. Vous saviez cela ?
DORN – Oui.
TREPLEV – Elle a eu un enfant, qui est mort. Trigorine a cessé de l’aimer, et, comme il fallait s’y attendre, il est revenu à ses anciennes amours, qu’il n’avait d’ailleurs jamais quittées. Par manque de caractère, il réussissait, je ne sais comment, à satisfaire tout le monde. Autant que je sache, la vie privée de Nina a été un échec.
DORN – Et le théâtre ?
TREPLEV – Pire encore, je crois. Elle a débuté dans un théâtre d’été, près de Moscou, puis elle est partie en province. Je ne la perdais pas de vue et, pendant un certain temps, j’allais partout où elle allait. Elle s’attaquait toujours à des rôles importants, mais elle jouait brutalement, sans goût, elle hurlait, elle gesticulait. Il lui arrivait de pousser un cri, de mourir avec talent, mais ce n’était que de rares instants.
DORN – Elle a donc tout de même du talent ?
TREPLEV – C’est difficile à dire. Elle en a, probablement. Quand je voulais la voir, à l’hôtel, elle refusait de me recevoir, le domestique me défendait d’entrer dans sa chambre. Je comprenais, je n’insistais pas. (Un temps.) Que vous dire encore ? Plus tard, quand je suis revenu à la maison, elle m’a écrit. Des lettres fines, amicales, intéressantes ; elle ne se plaignait pas, mais je la sentais profondément malheureuse ; chaque ligne décelait des nerfs malades, tendus. L’imagination un peu déroutée. Elle signait : « La Mouette ». Dans l’Ondine, de Pouchkine, le meunier affirme qu’il est un corbeau, dans ses lettres elle disait qu’elle était une mouette. Et maintenant elle est ici.
DORN – Comment, ici ?
TREPLEV – En ville, dans une auberge. Depuis cinq jours. J’ai essayé de la voir ! Maria Iliinitchna y est allée, mais elle ne reçoit personne. Semione Semionovitch assure l’avoir vue, hier, après le dîner, à deux verstes d’ici, dans un champ.
MEDVEDENKO – Oui, je l’ai vue. Elle allait dans l’autre direction, vers la ville. Je l’ai saluée, je lui ai demandé pourquoi elle ne venait pas nous voir. Elle a dit qu’elle viendrait.
TREPLEV – Elle ne viendra pas. (Un temps.) Son père et sa belle-mère ne veulent plus en entendre parler. Ils ont posté des gardiens partout, pour lui interdire l’accès de leur propriété. (Il va vers sa table de travail, accompagné du docteur.) Qu’il est facile, docteur, d’être philosophe sur le papier, et comme c’est difficile dans la vie !
SORINE – C’était une jeune fille charmante.
DORN – Comment ?
SORINE – Je dis que c’était une jeune fille charmante. Le conseiller d’État Sorine en a même été amoureux pendant quelque temps.
DORN – Vieux Lovelace !
On entend le rire de Chamraëv.
PAULINA – Ah ! Les nôtres reviennent de la gare.

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  • FRAGMENT 6
Personnages : 1- TREPLEV, NINA puis 2- ARKADINA, SORINE, CHAMCHAIEV, PAULINA, TRIGORINE, MACHA, YACOV
1-
TREPLEV, ému. – Nina ! Nina ! C’est vous !… J’avais comme un pressentiment, toute la journée mon coeur a terriblement souffert. (Il lui retire son chapeau et sa cape.) Oh ! Ma chérie, ma bien-aimée, elle est venue ! Mais il ne faut pas, il ne faut pas pleurer.
NINA – Il y a quelqu’un ici…
TREPLEV – Personne.
NINA – Fermez les portes, on pourrait entrer.
TREPLEV – Personne ne viendra.
NINA – Je sais que votre mère est ici. Fermez les portes à clef…
TREPLEV ferme à clef la porte de droite et s’approche de la porte de gauche. – Celle-ci n’a pas de serrure. Je vais mettre un fauteuil devant. (Il pousse un fauteuil devant la porte.) N’ayez pas peur, personne ne viendra.
NINA le regarde attentivement. – Laissez-moi vous regarder. (Elle regarde autour d’elle.) Il fait chaud ici, il fait bon. Jadis, c’était le salon. J’ai beaucoup changé ?
TREPLEV – Oui… Vous avez maigri, vos yeux sont plus grands. Comme c’est étrange de vous voir, Nina ! Pourquoi ne me laissiez-vous pas venir ? Pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? Je sais que vous êtes ici depuis bientôt une semaine… Tous les jours, plusieurs fois, j’allais à votre hôtel, je restais sous
votre fenêtre comme un mendiant.
NINA – J’avais peur que vous me détestiez. Je rêve toutes les nuits que vous me regardez sans me reconnaître. Si vous saviez ! Depuis que je suis ici, je ne cesse d’errer… près de ce lac.
Je suis venue souvent près de votre maison, mais je n’osais pas entrer. Asseyons-nous. (Ils s’assoient.) Asseyons-nous, et parlons…parlons… Il fait bon ici, il fait chaud, intime… Vous en tendez le vent ? Il y a ce passage dans Tourguenev : « Heureux celui qui par une pareille nuit possède un toit, un coin chaud. » Je suis une mouette. Non, ce n’est pas cela. (Elle se frotte le front.) Où en étais-je ? Oui, Tourguenev… « Et que Dieu vienne en aide à tous ceux qui errent sans abri… » Ce n’est rien…
Elle sanglote.
TREPLEV – Nina, vous pleurez encore… Nina !
NINA – Ce n’est rien, ça me soulage… Il y a deux ans que je n’ai pas pleuré. Tard dans la soirée, hier, je suis allée au jardin, voir si notre théâtre était toujours là. Il est encore debout. Je me suis mise à pleurer, pour la première fois depuis deux ans, et ça m’a fait du bien ; mon coeur s’est calmé. Vous voyez, je ne pleure plus… (Elle lui prend la main.) Ainsi, vous êtes devenu écrivain… Vous êtes écrivain, et moi, actrice… tous les deux dans le tourbillon… Jadis, j’étais heureuse comme une enfant, je chantais le matin en me réveillant, je vous aimais, je rêvais de gloire, et maintenant ? Demain de bonne heure je partirai pour Eletz, en troisième… avec des moujiks ; à Eletz, des marchands cultivés
m’assommeront de compliments. La vie est brutale !
TREPLEV – Pourquoi aller à Eletz ?
NINA – J’ai accepté un engagement pour tout l’hiver. Il est temps d’y aller.
TREPLEV – Nina, je vous maudissais, je vous détestais, je déchirais vos lettres et vos photographies, mais à chaque instant, je me rendais compte que mon coeur vous était attaché pour toujours. Je n’ai pas la force de ne plus vous aimer. Depuis que je vous ai perdue, et qu’on a commencé à publier mes récits, la vie m’est devenue insupportable ; je souffre. Ma jeunesse m’a été arrachée brusquement, il me semble qu’il y a quatre-vingtdix ans que je suis au monde. Je vous appelle, je baise la terreque vous avez foulée ; partout je vois votre visage et ce doux sourire qui a illuminé les meilleures années de ma vie.
NINA, éperdue. – Pourquoi dit-il cela ? Pourquoi ?
TREPLEV – Je suis seul, sans aucune affection, j’ai froid comme dans un souterrain. Tout ce que j’écris est sec, dur, sombre. Restez ici, Nina, je vous en supplie, ou permettez-moi de partir avec vous. (Nina se rhabille rapidement.) Nina, pourquoi ? Nina, au nom du Ciel… Il la regarde s’habiller. Un temps.
NINA – Les chevaux m’attendent au portillon. Ne m’accompagnez pas. J’irai seule. (À travers les larmes :) Donnez-moi à boire.
TREPLEV lui donne de l’eau. – Où allez-vous maintenant ?
NINA – En ville. (Un temps.) Irina Nikolaevna est ici ?
TREPLEV – Oui… Jeudi dernier, mon oncle n’était pas bien, nous lui avons télégraphié de venir.
NINA – Pourquoi dites-vous que vous avez baisé la terre sur laquelle j’ai marché ? Il faut me tuer. (Elle se penche vers la table.) Je suis si fatiguée. Me reposer… me reposer. (Elle lève la tête.) Je suis une mouette… Ce n’est pas ça… Je suis actrice… Mais oui. (Entendant le rire d’Arkadina et de Trigorine, elle prête l’oreille, court vers la porte de gauche et regarde par le trou de la serrure.) Lui aussi est là… (Elle revient vers Treplev.) Mais oui… Ce n’est rien… Oui… Il ne croyait pas au théâtre, il se moquait toujours de mes rêves, et j’ai fini par cesser d’y croire, moi aussi, j’ai perdu courage… Puis les tourments de l’amour, la jalousie, la crainte continuelle pour mon petit. Je devenais mesquine, insignifiante, je jouais bêtement… Je ne savais que faire de mes mains, comment me tenir en scène, je ne contrôlais pas
ma voix. Vous ne connaissez pas cette situation : sentir qu’on joue abominablement ? Je suis une mouette… Non, ce n’est pas ça. Vous souvenez-vous d’avoir tué une mouette ? Un homme passait là par hasard, il l’aperçut, il la perdit, par désoeuvrement. Un sujet pour un petit conte… Ce n’est pas ça. (Elle se frotte le front.) Où en étais-je ? Je parlais du théâtre. Maintenant, je ne suis plus la même. Je suis devenue une véritable actrice, je joue avec délice, avec ravissement, en scène je suis grisée,
je me sens merveilleuse. Depuis que je suis ici, je marche beaucoup, je marche et je pense intensément ; et je sens croître les forces de mon âme… Je sais maintenant, je comprends, Kostia, que dans notre métier, artistes ou écrivains, peu importe, l’essentiel n’est ni la gloire ni l’éclat, tout ce dont je rêvais, l’essentiel, c’est de savoir endurer. Apprends à porter ta croix et garde la croyance. J’ai la foi, et je souffre moins, et quand je pense à ma vocation, la vie ne me fait plus peur.
TREPLEV, tristement. – Vous avez trouvé votre voie, vous savez où vous allez, mais moi, je flotte encore dans un chaos de rêves et d’images, et j’ignore pour qui et pourquoi j’écris. Je n’ai pas la foi et je ne sais pas quelle est ma vocation.
NINA, prêtant l’oreille. – Chut… Je m’en vais. Adieu. Quand je serai une grande actrice, venez me voir. C’est promis ? Et maintenant… (Elle lui serre la main.) Il est tard. Je peux à peine me tenir debout… je suis épuisée, j’ai faim…
TREPLEV – Restez, je vous apporterai à dîner.
NINA – Non, non… Ne m’accompagnez pas, j’irai seule… Ma voiture est tout près. Donc, elle l’a amené ici ? Eh bien, tant pis. Quand vous verrez Trigorine, ne lui dites rien… Je l’aime. Je l’aime plus que jamais… Sujet pour un petit conte… Je l’aime, je l’aime passionnément, je l’aime désespérément. Comme on était heureux jadis, Kostia ! Vous vous rappelez ? Quelle vie claire, chaude, joyeuse, pure, et quels sentiments, des sentiments pareils à des fleurs délicates et exquises… Vous vous rappelez ?
(Elle récite :) « Les hommes, les lions, les araignées, les poissons silencieux, habitants des eaux, les étoiles de mer et celles qu’on ne pouvait voir à l’oeil nu, bref toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies se sont éteintes, ayant accompli leur triste cycle. Depuis des milliers de siècles la terre ne porte plus d’êtres vivants, et cette pauvre lune allume en vain sa lanterne. Dans les prés, les cigognes ne se réveillent plus en poussant des cris, et l’on n’entend plus le bruit des hannetons dans les bosquets de tilleuls… »
Elle embrasse Treplev dans un élan, et s’enfuit par la porte vitrée.
TREPLEV, après un silence. – Il ne faudrait pas qu’on la rencontre dans le jardin et qu’on le dise à maman. Cela pourrait faire de la peine à maman…
Pendant deux minutes, en silence, il déchire tous ses manuscrits et les jette sous la table, puis ouvre la porte de droite et sort.

2-
DORN, essayant d’ouvrir la porte de gauche. – C’est étrange. On dirait que cette porte est fermée à clef. (Il entre et remet le fauteuil à sa place.) Une course d’obstacles.

Entrent Arkadina, Paulina Andréevna ; derrière elles Yakov portant des bouteilles ; puis Macha, Chamraëv et Trigorine.
ARKADINA – Posez le vin rouge et la bière pour Boris Alexéevitch ici, sur la table. Nous boirons en jouant. Eh bien, asseyons-nous, mes amis.
PAULINA, à Yakov. – Tu peux servir le thé tout de suite. Elle allume les bougies et s’assied à la table de jeu.
CHAMRAËV conduit Trigorine vers l’armoire. – Voici l’objet dont je vous ai parlé tout à l’heure… (Il sort de l’armoire une mouette empaillée.) Celui que vous aviez commandé.
TRIGORINE regarde la mouette. – Je ne m’en souviens pas. (Il réfléchit.) Je ne m’en souviens pas.
Derrière la scène, à droite, retentit un coup de feu : tous tressaillent.
ARKADINA, effrayée. – Qu’est-ce que c’est ?
DORN – Ce n’est rien. Quelque chose a probablement éclaté dans ma trousse. Ne vous effrayez pas. (Il sort à droite, et revient quelques instants après.) C’est bien ça : un flacon d’éther qui a éclaté. (Il chantonne :) « Devant toi, charmé à nouveau… »
ARKADINA, s’asseyant à la table – Ouf ! J’ai eu peur. Cela m’a rappelé… (Elle se couvre le visage.) J’ai vu trouble…
DORN, feuilletant une revue, à Trigorine. – On a publié dans cette revue, il y a environ deux mois, un article… une lettre d’Amérique… et je voulais vous demander à ce propos (Il prend Trigorine par la taille et l’entraîne vers la rampe)… car cette question m’intéresse vivement… (En baissant la voix :) Emmenez Irina Nikolaevna où vous voudrez… Constantin Gavrilovitch vient de se tuer…

FIN

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PLATONOV


PERSONNAGES
ANNA PETROVNA VOINITZEV, veuve du général Voinitzev.
SERGUEY PAVLOVITCH VOINITZEV, son beau-fils.
SOFIA EGOROVNA, sa femme.
MICHEL VASSILIEVITCH PLATONOV, maître d’école.
IVAN IVANOVITCH TRILETZKI, colonel en retraite.
NICOLAS IVANOVITCH TRILETZKI, médecin, son fils.
SACHA IVANOVNA, soeur de Nicolas Triletzki et femme de Platonov.
PORFIRY SEMEONOVITCH GLAGOLAIEV, vieux banquier
fort riche.
KIRYL PORFIRITCH GLAGOLAIEV, son fils.
ABRAM ABRAMOVITCH VENGEROVITCH, usurier juif.
PETRIN, BOUGROV1, prêteurs sur gage habitant la région.
MARIA EFIMOVNA GREKOVA, jeune femme, propriétaire des environs.
OSSIP, un moujik.

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  • FRAGMENT 1
Personnages : SACHA, IVAN TRILETZKI, NICOLAS TRILETZKI

Sacha entre, venant de la maison en poussant son père.
SACHA – Allons-nous-en maintenant.
IVAN TRILETZKI – Mais pourquoi, ma jolie, ma fleur ?
SACHA – Il n’est pas encore l’heure de dîner et déjà tu es soûl comme un cocher. Tu n’as pas honte de m’humilier de cette façon ?
IVAN TRILETZKI – Mon enfant, tu es naïve ! Tu ne pourras jamais comprendre un homme comme moi ! Ta mère était pareille ! Mêmes cheveux, mêmes yeux. Tiens, tu marches comme elle, comme une petite oie. Dieu ait son âme.
SACHA – Père !
IVAN TRILETZKI – Et je ne suis pas le seul. Regarde comme ce digne individu se vautre par terre.
SACHA, c’est une femme douce, mais elle est à bout. – Mon Dieu, cela ne finira donc jamais ? Lève-toi, Nicolas. N’est-ce pas assez que ton père soit un ivrogne ? Qu’est-ce que tu fais ?
NICOLAS TRILETZKI – Patience. Patience. Je suis en train de mettre de l’argent de côté.
SACHA – Nicolas, ne te souviendras-tu jamais que tu es le médecin du pays ? Tu devrais donner le bon exemple.
IVAN TRILETZKI – Très juste ! Très, très, très juste !
SACHA – Et toi, père, à ton âge ! Même si tu ne te soucies pas de ce que les gens pensent de toi, tu devrais avoir au moins honte envers Dieu !
IVAN TRILETZKI – Sacha, ma fleur, tu perds la tête. Qui crois-tu donc être ? Portes-tu le courroux divin dans ta poche ? – Ssh… sh, je le reconnais. Je n’essaierai pas de te mentir, mon petit. J’ai goûté à l’alcool. Goûté simplement. Et pourquoi pas ? Je suis un militaire. Dans l’armée, on comprend ces choses-là. Mais toi, tu ne comprends rien. Rien du tout. Ah ! si seulement j’étais encore dans l’armée. C’était la vie. Si j’y étais resté un peu plus longtemps, un an seulement, je serais devenu général. Penses-y.
SACHA – Rentrons à la maison !
IVAN TRILETZKI – J’ai dit : général !
SACHA – Les généraux ne boivent pas autant. Allez, rentrons maintenant.
IVAN TRILETZKI – Que dis-tu ? Tu t’imagines que les généraux ne boivent pas ! Ils boivent toute la journée. À l’armée tout le monde boit par simple « joie de vivre ».
SACHA – Comme tu veux.
IVAN TRILETZKI – Chut. Tais-toi ! Fais-moi la grâce d’écouter ce que j’ai l’intention de te dire. Mon enfant, tu es
comme ta pauvre mère. Bzz, bzz, bzz, voilà le bruit familier qui l’annonçait. Tu te souviens, Nicolas ? Bzz, bzz, bzz. Je jure devant Dieu qu’elle passait sa journée à bourdonner, et la nuit aussi. Si elle ne prenait pas la boisson pour prétexte, c’était autre chose. Aucune de vous deux ne m’a jamais compris. Bzz, bzz, bzz, bzz. Oh ! enfant, tu es la vivante image de ta mère. Quand je pense que je ne verrai plus jamais son visage, j’ai envie de pleurer. Oh ! comme je l’aimais. Mais le Seigneur me l’a donnée, et le Seigneur me l’a ôtée. (S’agenouillant :) Oh ! Pardonne-moi, pardonne-moi, petite Sacha. Je suis un vieillard faible et insensé, mais tu es ma fille. Dis-moi que tu me pardonnes.
SACHA – Naturellement je te pardonne. Je te pardonne. Mais relève-toi.
IVAN TRILETZKI – Jure-le-moi.
SACHA – Oui, je te le jure. Mais tu vas me promettre quelque chose à ton tour.
IVAN TRILETZKI – Quoi donc ?
SACHA – Cesse de boire. Si Nicolas veut se conduire comme un pourceau, à son aise ! Mais c’est indigne d’un vieillard comme toi.
IVAN TRILETZKI – Ma petite fille, l’ombre de ta mère disparue vit en toi comme un avertissement. À partir de cette minute, pas une goutte d’alcool ne franchira ces lèvres. Je le jure sur mon honneur de soldat. Je le jure. Sauf comme médecine. Si c’est indispensable.

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  • FRAGMENT 2
Personnages : 1- VENGEROVITCH, OSSIP, PLATONOV, puis 2- VENGEROVITCH, PLATONOV

SCÈNE X - VENGEROVITCH, OSSIP, PLATONOV
Vengerovitch apparaît. Vassily en profite pour s’échapper. Le dialogue s’enchaîne assez vivement pendant toute la scène.

VENGEROVITCH – Qui m’appelle ?
OSSIP, insolent. – Moi, Votre Excellence.
VENGEROVITCH – Que veux-tu ?
OSSIP – Vous m’avez fait demander à la taverne. Me voici.
VENGEROVITCH – N’aurions nous pas pu nous rencontrer ailleurs ?
OSSIP – À l’homme de bien, Excellence, tout endroit est bon.
VENGEROVITCH – J’aurais préféré quelqu’un d’autre. Tu es une belle brute.
OSSIP – Vous n’avez pas demandé un infirme, n’est-ce pas ?
VENGEROVITCH, très craintif. – Parle bas ! Tu connais Platonov ?
OSSIP – Le professeur ?
VENGEROVITCH Oui. Celui qui est si satisfait de lui-même, si arrogant. Combien veux-tu pour l’abîmer un peu ? Attention, pas le tuer. Tuer est un tel péché ! Mais modifier un peu sa physionomie dont il est si fier, lui casser une côte ou deux : une leçon, quoi, pour le reste de sa vie. (Platonov apparaît sur la terrasse au fond.) Attention, quelqu’un ! – Nous nous retrouverons.
Ossip s’éloigne et disparaît vivement ; tandis que Platonov, au lieu de s’approcher, reste immobile en haut des marches. Alors Vengerovitch fait quelques pas vers lui.


2-
SCÈNE XI - VENGEROVITCH, PLATONOV
VENGEROVITCH – Vous cherchez quelqu’un ?
PLATONOV – Je cherche plutôt à m’éviter moi-même.
Silence.
VENGEROVITCH – C’est agréable, n’est-ce pas ? Boire du champagne et se promener ensuite à travers les arbres sous le clair de lune.
PLATONOV – Quand je suis soûl, du haut de ma Tour de Babel, j’aime à m’élancer vers le ciel ! Asseyons-nous.
VENGEROVITCH – Merci. (Ils s’asseyent sur les marches.) J’ai pris l’habitude de remercier pour tout. Où est votre femme ?
PLATONOV – Elle est rentrée.
Pause.
VENGEROVITCH, après avoir soupiré très profondément. – Quelle nuit magnifique ! Les sons lointains de la musique et des rires, le chant des grillons, le murmure de l’eau. Ah ! Jardin d’Éden, auquel il manque un élément !
PLATONOV – Ah, oui ? – Lequel ?
VENGEROVITCH – L’adorable présence d’une femme que l’on désire. Il manque à la brise du soir le son de sa voix. Les murmures de la terre réclament les protestations de son amour. Ô femmes… (À Platonov :) Vous semblez surpris ! Vous vous dites que je ne parlerais pas de la sorte si j’étais sobre ? Interdisez- vous à un juif d’avoir du sentiment ?
PLATONOV – Nullement !
VENGEROVITCH – Peut-être pensez-vous que de tels propos sonnent étrangement chez un homme de ma condition ? Oui, regardez-moi ! Je n’ai pas un visage de poète ? N’est-ce pas ?
PLATONOV – Franchement, non !
VENGEROVITCH – Hm, eh bien, j’en suis heureux. Aucun juif n’a jamais été beau. Pourquoi serais-je différent ? Mon ami, notre vieille mère, la Nature, nous a joué un bon tour. Nous sommes une race d’artistes bien que notre aspect physique le démente. Or on juge toujours un homme sur son apparence. C’est pourquoi l’on prétend qu’aucun juif n’a jamais été un vrai poète.
PLATONOV – Qui dit cela ?
VENGEROVITCH – Oh ! tout le monde. C’est connu.
PLATONOV – Assez de niaiseries : qui le dit ?
VENGEROVITCH – Tout le monde. Et ce ne sont que mensonges. Regardez Salomon et David, par exemple. Voyez Heine. Voyez Goethe.
PLATONOV – Pardon, Goethe était Allemand.
VENGEROVITCH – Oui, bien sûr ! Un juif allemand.
PLATONOV – Non, non. Un pur Allemand.
VENGEROVITCH – Il était juif par sa mère.
PLATONOV – Je vous l’abandonne. Pourquoi discuter ?
VENGEROVITCH – Bien sûr. (Pause) De toute façon cela n’a aucune espèce d’importance. Qui donc se soucie des poètes ? Ce sont tous des parasites et des égoïstes. Est-ce que Goethe a seulement jamais donné une malheureuse miche de pain à un ouvrier allemand ?
PLATONOV, il se lève et va pour partir, puis se retourne. – En tout cas, il n’en a jamais retiré une miette à qui que ce soit ! Qui peut en dire autant ? Vous ?
VENGEROVITCH – Alors, là, vous dites des stupidités.
PLATONOV – Certainement pas et j’ajoute ceci : un seul poète vaut plus qu’un millier de misérables commerçants. Plus que cent mille ! Et maintenant, assez !
VENGEROVITCH (ne pas prendre trop de temps). – Comment pouvez-vous vous mettre en colère par une nuit pareille ? – Asseyez-vous, je vous en prie. Vous êtes désarmant, Platonov. Vous auriez dû vivre à une autre époque. Oui, vous êtes né en dehors de notre siècle. Et, ne vous en froissez pas, nous sommes tous très sauvages ici. À demi civilisés. Même la veuve, Anna Petrovna. Et pourtant, quelle adorable créature ! Trop intelligente. Mais quelle poitrine ! Quelle nuque ! – Et pourquoi, dites-le-moi, suis-je réellement si inférieur à vous ? Et si, une fois dans la vie, cette chance (il fait allusion à Anna Petrovna) m’arrivait ! Imaginez-la ici près des arbres, me faisant signe de ses longs doigts transparents. Ah ! Inutile de me regarder comme cela. Je sais bien que je suis stupide.
PLATONOV – Mais… Il commence à regarder la chaîne de montre que porte
Vengerovitch.
VENGEROVITCH – D’ailleurs, tout bonheur personne n’est qu’égoïsme.
PLATONOV, sarcastique. – Bien sûr ! Et la misère, le sommet de la vertu ! (Il poursuit :) Comme votre chaîne de
montre brille au clair de lune !
VENGEROVITCH – Ha ? Vous aimez ces « choses » ? (Il rit.) Ces colifichets en toc attirent donc les philosophes ? Vous me parlez de l’éthique poétique et voilà que vous êtes prêt à vous faire voleur pour un peu d’or. – Prenez-la ! Avec mépris, il jette sa chaîne de montre par terre.
PLATONOV – Elle est lourde.
VENGEROVITCH – Et pas de son seul poids : l’or pèse comme des fers sur les coeurs de ceux qui en possèdent.
PLATONOV, le coupant. – Il est facile de s’en défaire.
VENGEROVITCH – … Combien de pauvres hères, combien d’affamés, combien d’ivrognes sont là, sous la lune ? Quand donc ces millions de semeurs qui s’acharnent au travail et qui ne récoltent jamais, cesseront-ils d’avoir faim ? – Quand ? – Je vous le demande, Platonov. Pourquoi ne répondez-vous pas ?
PLATONOV – Fichez-moi la paix ! L’incessante sonnerie d’une cloche m’est insupportable. Je vais me coucher.
VENGEROVITCH – Ainsi, pour vous, je ne suis que cela. Hm ! Vous aussi ! Mais accordée sur un ton différent.
PLATONOV – Oui, certes. Mais vous, n’importe quoi vous fait résonner. Bonsoir !
Une horloge sonne le trois quarts dans le lointain.
VENGEROVITCH, il regarde sa montre. – Hm ! Près de deux heures ! Si j’étais sage je rentrerais directement à la maison! Le champagne, les soirées tardives, l’insomnie, tout cela constitue une existence anormale… et détruit l’organisme. (Il se lève.) D’ailleurs je commence déjà à avoir mal à la poitrine. Bonne nuit. (Il s’éloigne.) Je ne vous tendrai pas la main. Vous ne le méritez pas.
PLATONOV – Parfait.
Vengerovitch revient.
PLATONOV – Eh bien, quoi ?
VENGEROVITCH – J’ai laissé ma chaîne de montre ici.
Silence. Vengerovitch la cherche.
PLATONOV – Abram Vengerovitch, faites-moi une faveur.
VENGEROVITCH – Laquelle ?
PLATONOV – Donnez-moi cette chaîne. Pas pour moi !
Pour quelqu’un que je connais. Quelqu’un qui travaille mais ne récolte jamais
VENGEROVITCH, il trouve la chaîne. – Je regrette. Il ne m’appartient pas de jouer avec les souvenirs de famille.
PLATONOV, criant. – Allez-vous-en !
VENGEROVITCH – Ne me parlez pas sur ce ton-là !
Il repart dans le jardin.
PLATONOV, criant. – Allez-vous-en !


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  • FRAGMENT 3
Personnages : OSSIP, SACHA

ACTE II - SCÈNE PREMIÈRE
OSSIP, SACHA
À la fenêtre ouverte, Sacha assise. Ossip, un fusil en bandoulière, se tient à l’extérieur.
OSSIP – Comment c’est arrivé ? Très simplement.
SACHA – Mais comment l’as-tu rencontrée ?
OSSIP – Le jour même où je suis arrivé au village. Je me promène le long de la rivière, et brusquement je la vois. Elle est dans l’eau, la jupe troussée, elle boit. Je m’arrête. Je la regarde. Elle ne fait pas attention à moi. Je suis un moujik ! Alors, je lui parle. Je lui dis : « Votre Excellence, ce n’est pas possible, vous n’aimez sûrement pas l’eau de la rivière ? – Tiens ta langue, ditelle, va faire ton travail. » Elle dit cela et ne me regarde plus. J’ai honte, honte. « Pourquoi restes-tu planté là, imbécile, me ditelle, tu n’as jamais vu de femme ? » et elle me regarde droit dans les yeux : « ou bien est-ce que je te plairais ? » Je réponds : « Oh ! Votre Excellence, je ne peux pas me permettre de vous dire comme vous me plaisez. » Ça la fait rire, alors je dis : « Quelle chance il aurait, celui qui aurait le droit de vous embrasser. C’est un coup à faire tomber raide un bonhomme, sûr !
Parfait, dit-elle, essaie et tu verras ! » C’est comme ça que ça a commencé. Je m’approche d’elle, elle ne bronche pas. Je la prends par les épaules et je l’embrasse. Je l’embrasse sur la bouche.
SACHA, riant. – Oh ! oh ! Qu’est-ce qu’elle a dit alors ?
OSSIP – Elle a éclaté de rire. « Et maintenant, elle dit, tombe raide mort ! » …
SACHA – Et c’est ce que tu as fait ?
OSSIP – Non, je suis resté tranquillement à me fourrager la barbe comme un idiot. Alors, elle : « Espèce de fou, retourne travailler, coupe-toi les ongles et lave-toi si tu en as l’occasion. » Elle est partie. Voilà comme ça a commencé.
SACHA – C’est une curieuse femme. (Elle lui tend une assiette.)
Tiens. Assieds-toi, et mange.
OSSIP – Je peux rester debout. (Il mange.) Un jour, je vous revaudrai ça.
SACHA – Alors, commence tout de suite en faisant ce que je te dis. On retire son chapeau quand on mange. (Il enlève son chapeau.) Et pourquoi ne rends-tu jamais d’actions de grâce avant le repas ?
OSSIP, sans appuyer sur le « ça ». – Oh ! il y a bien longtemps que je n’ai pas fait ça. (Silence ; il mange.) Comme je le disais : depuis ce jour-là, je n’ai jamais été le même. Je ne dors plus et je ne mange plus. (Il mange.) Je la vois toujours, elle. Si je ferme les yeux je la vois toujours. (Il mange.) D’abord j’ai essayé de me noyer, mais je nage comme une loutre. Alors j’ai pensé tuer son mari, mais le vieux fou était mort. Dans son lit. Sans m’attendre. Après ça, j’ai fait les commissions. Je l’ai servie. Mon coeur s’est amolli et c’est très mauvais pour un homme. Mais qu’y faire ?
SACHA – Quand je suis tombée amoureuse de Michel Vassilievitch, je pensais qu’il ne me remarquait même pas, alors j’ai souffert le martyre. Souvent, j’ai prié pour que la mort me délivre. Et brusquement un matin, il est venu me voir chez mon père et m’a demandé : « Petite fille, que diriez-vous si nous nous mariions ? » J’ai presque pleuré de joie, j’ai perdu toute dignité et je me suis jetée à son cou.
OSSIP – Oui, oui ! C’est terrible. (Il rend son assiette vide.) Y a-t-il encore un peu de cette soupe au chou ? J’ai très faim. Sacha entre dans la maison quelques instants. Ossip suce ses doigts. Sacha revient.
SACHA – Non. Mais veux-tu des pommes de terre frites dans de la graisse d’oie ?
Elle lui tend une grande casserole.
OSSIP – Merci ! (Il prend la casserole et mange avec ses doigts.) L’année dernière, j’ai trouvé un lièvre tout ce qu’il y a de plus rare. « Votre Honneur, je dis, voilà une nouveauté : un lièvre qui louche. » Elle le prend sur ses genoux et elle le caresse ! puis elle me demande : « C’est vrai ce que disent les gens ? Tu es réellement une brute ? » Je réponds : « Oui, c’est vrai », et je lui parle de mon existence de païen. « Il faut te corriger, elle me dit. Va à pied jusqu’à Kiev, de Kiev à Jérusalem, tu reviendras ici transformé et meilleur. » Alors j’ai pris une besace et je suis parti pour Kiev. (Il mange.) Et puis, voilà qu’en arrivant vers Kharkov je m’embarque dans une troupe de bandits. Après j’ai gaspillé mon argent en boisson. Je suis revenu ! (Silence.) Maintenant, elle ne veut plus me voir.
SACHA – Ossip, pourquoi ne vas-tu pas à l’église ?
OSSIP – Les gens riraient. « Il se repent », diraient-ils. Non, ce n’est pas la peine de le faire savoir à la racaille.
SACHA – Ossip, pourquoi méprises-tu les paysans ? Je t’ai vu parfois frapper un homme et le faire agenouiller devant toi. Pourquoi es-tu si cruel ?
OSSIP – Pourquoi on ne les corrigerait pas ?
SACHA – Parce que le Christ a dit…
OSSIP – Non, non ! Vous ne comprenez rien à ces choseslà. Est-ce que votre honorable mari ne bat pas les enfants ?
SACHA – S’il le fait, c’est par devoir. Pour leur enseigner les bonnes manières.
OSSIP – Mmm…
SACHA – Au fond de son coeur, il les aime tous. C’est un être tellement bon.
OSSIP – Je n’ai encore jamais rencontré une femme comme vous. Sans méchanceté.
Il rend l’assiette à Sacha et s’approche d’elle. Elle se lève et s’éloigne un peu.
SACHA – J’entends mon mari qui revient.
OSSIP – Mais non. Il est en conversation avec une vraie « dame du monde ». Quel homme ! Les femmes lui courent après comme des biches, elles « aiment son allure ». « Il parle si bien. » (Il rit.) Il est tout le temps après la veuve, mais elle lui est bien supérieure. Elle le remettra à sa place un de ces jours.
SACHA – Vous parlez trop. Allez vous coucher et que Dieu vous garde.
OSSIP – Oh ! Je me moque pas mal de Dieu. Vous attendez vraiment votre mari ?
SACHA – Oui.
OSSIP – Platonov devrait brûler une douzaine de cierges par semaine à tous les saints, pour les remercier de vous avoir.
Il sort en sifflant. Après son départ Sacha revient avec une lampe et un livre.
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  • FRAGMENT 4
Personnages : SACHA ; puis PLATONOV

ACTE II, SCÈNE 2 - SACHA, seule.

SACHA – Il est tard. (Elle s’assied.) Si seulement il prenait soin de lui. Ces soirées lui font du mal (elle bâille) et je suis si fatiguée. Où en étais-je ? (Elle lit :) « Par une grise matinée d’hiver… » (Bâillant :) Je ne pourrai pas lire cela, ce sont uniquement des descriptions. (Elle tourne les pages. Écoutant :) Quelqu’un vient. C’est Michel ? Enfin. (Elle se lève et éteint la lampe.) Je suis là ! Gauche, gauche, gauche, droite, gauche !




SCÈNE 3 - PLATONOV, SACHA

PLATONOV, entrant. – Non, non, non ! Tu te trompes, droite, droite, droite, gauche, droite. Mon petit, comme un fait exprès, un ivrogne ne reconnaît jamais sa droite de sa gauche. Il connaît seulement : devant, derrière, au-dessus, au-dessous.
SACHA – Assieds-toi et je te dirai ce que j’en pense. Assieds-toi.
PLATONOV – J’obéis. (Il s’assied. Sacha jette ses bras autour de son cou. Silence.) Pourquoi n’es-tu pas couchée, petite fille laide ?
SACHA – Je n’ai pas sommeil. (Elle s’assied près de lui.) Tu as passé une bonne soirée ?
PLATONOV – Il y avait bal, souper et feu d’artifice. Le feu d’artifice t’aurait plu.
SACHA – Le petit hurlait quand je suis arrivée.
PLATONOV – Au fait, le vieux Glagolaiev a eu une attaque.
SACHA, spontanément apitoyée. – Mon Dieu ! Est-il sauf ?
PLATONOV – Ton frère l’a examiné.
SACHA – Il avait l’air en bonne santé.
PLATONOV – Cela l’a pris dans le jardin. Son crétin de fils s’en est à peine inquiété.
SACHA – Anna Petrovna et Sofia ont dû être terrorisées.
PLATONOV – Mm…
SACHA – J’admire Sofia Egorovna. Il y a quelque chose de droit et de loyal en elle. Et quelle jolie femme !
PLATONOV – Sacha ! Je suis stupide, je suis maudit.
SACHA – Quoi ?
PLATONOV – Oh ! J’ai encore succombé. (Cachant son visage
dans ses mains :) Le diable s’est emparé de moi.
SACHA – Dis-moi ce que tu as fait.
PLATONOV – C’est insensé, honteux. Dieu seul peut en prévoir les conséquences.
SACHA – Viens te coucher. Tu ne tiens plus debout.
PLATONOV – Quand je pense que j’ai condamné ton frère. Oh ! Sacha ! Y a-t-il la moindre étincelle de sincérité en moi ?
SACHA, douce. – Allons, au lit.
PLATONOV – Je me suis conduit encore plus mal que d’habitude. Comment puis-je avoir de l’estime pour moi maintenant ? Il n’est pas de plus grand malheur que d’être privé de l’estime de soi-même. Mon Dieu, il n’y a plus rien en moi qu’on puisse aimer ou respecter… Et pourtant tu m’aimes ? Vraiment je ne comprends pas pourquoi. Tu aurais trouvé quelque chose en moi qu’on puisse aimer ? Tu m’aimerais ?
SACHA – Quelle question ! Comment pourrais-je ne pas t’aimer ? Tu es mon mari.
PLATONOV – Et tu m’aimes uniquement parce que je t’ai épousée ?
SACHA – Comme tu es désagréable ce soir. Il y a des moments où je ne te comprends pas.
PLATONOV, riant. – Garde ton bonheur et reste aveugle. (Il l’embrasse sur le front.) Que le Seigneur te préserve de jamais rien comprendre. Tu es une femme parfaite, ma chérie.
SACHA – Tu dis des bêtises.
PLATONOV – Non, tiens, réflexion faite, tu ne devrais même pas être une femme. Tu devrais être une mouche ! Ma petite idiote chérie, pourquoi n’es-tu pas née mouche ? Avec ton intelligence, tu aurais été l’insecte le plus subtil du monde. Et pourtant tu as porté notre fils ? Tu devrais fabriquer des petits soldats en pain d’épices.
Il veut l’embrasser.
SACHA, coléreuse. – Laisse-moi tranquille ! Pourquoi m’as-tu épousée si je suis sotte ?
PLATONOV – Dieu me pardonne, voilà quelque chose de nouveau : tu es capable de te mettre en colère !
SACHA – Et toi. Tu es ivre ! Parfait, reste là et grise-toi de paroles. Je vais me coucher !


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  • FRAGMENT 5
Personnages : PLATONOV, ANNA PETROVNA


PLATONOV – C’est la dernière fois que nous nous voyons, je vous assure. Oubliez le fou, l’entêté, le pitoyable, l’insolent Platonov. La Terre va l’avaler. Nous nous retrouverons peut-être. Alors nous rirons de tout cela. Mais aujourd’hui « que tout cela aille au diable » !
ANNA PETROVNA, versant à boire. – Allons, encore un verre !
PLATONOV, il boit. – Je me souviendrai de vous, ma fée. Riez, vous qui êtes clairvoyante. Demain, je fuirai. Je me fuirai. Un autre homme ! Une autre vie.
ANNA PETROVNA – Allons, dites-moi donc ce qui vous est arrivé.
PLATONOV – Quand vous l’apprendrez, ne me maudissez pas. Vous dire adieu est une peine suffisante. Vous souriez ? Non, croyez-moi : je dis la vérité.
ANNA PETROVNA, après un silence. – Vous ne voulez pas d’argent ?
PLATONOV – Non. – Je ne sais pas. – Votre portrait, peut-être. – Quittez-moi, Anna Petrovna ! Ou Dieu sait ce qui va se passer ! Je vais me mettre à pleurer ! Pourquoi me regardezvous comme cela ?
ANNA PETROVNA – Eh bien, adieu ! (Elle lui donne sa main à baiser.) Nous nous reverrons, peut-être.
PLATONOV – Jamais ! (Il lui baise la main.) Il ne faut pas ! Partez maintenant ! Il couvre sa figure avec la main d’Anna Petrovna.
ANNA PETROVNA – Pauvre petit garçon. – Allons, laissez ma main ! Un dernier verre avant de partir. (Elle verse le vin.) Heureux voyage ! Et toutes les joies ! (Ils boivent.) Quel crime avez-vous bien pu commettre ? Dans un aussi petit village, il est peu vraisemblable que vous ayez pu aller très loin dans la vilenie. Un autre verre… « Au chagrin ! » …
PLATONOV – Oui.
ANNA PETROVNA, versant. – Buvez, mon âme. (Ils boivent.) Ah ! Que le diable t’emporte ! Je n’aime pas les demi-mesures ! (Versant encore du vin :) Quand on boit, on meurt, dit-on. Mais si l’on ne boit pas, on meurt aussi. Alors il est sûrement plus agréable de boire et de mourir. (Elle boit.) Je vais te confier quelque chose, Platonov. Je bois depuis longtemps et personne ne le sait. C’est vrai ! J’ai commencé du vivant du général.
Et je continue. Est-ce que j’en ouvre une autre ? Non. Nous perdrions l’usage de la parole. Tu sais, il n’y a rien de pire au monde qu’une femme libre. Et pourquoi ? Parce qu’elle n’a rien à faire. Quelle est mon utilité ? Pour qui ai-je vécu ? Et attends, j’ai autre chose à te dire… Je suis une femme immorale, Platonov ! (Elle éclate de rire.) Et c’est probablement pour cela que je t’aime. (Elle se frotte le front.) Oui, il faut que je meure. Tous les gens comme moi doivent disparaître. Si seulement j’étais professeur. Ou directeur. Ou quelque chose d’autre ! Diplomate! Intervenir dans les affaires du monde ! (Elle boit.) C’est terrible d’être une femme libre. Les chevaux, le bétail, les chiens ont un rôle sur cette terre. Moi, je n’en ai pas. Je suis superflue. – Qu’est-ce que vous dites ?
PLATONOV – Rien. – Nous n’avons rien à nous envier.
ANNA PETROVNA – Si seulement j’avais des enfants ! – Aimez-vous les enfants ? Cela occupe. (Se levant :) Restez à Voinitzevka, mon coeur. Si tu pars, que vais-je devenir ? J’aimerais tant me reposer. Il faut que je me repose. J’ai besoin de repos, Mischa. Je voudrais être encore une femme. Une mère. Parle. Mais parle. Tu vas rester, n’est-ce pas ? Parce que tu m’aimes. C’est vrai que tu m’aimes ? [...]
PLATONOV – Pour l’amour du Ciel, partez. Ou je vais tout vous dire. Et si j’avoue, il faudra que je me tue. D’ailleurs, quand vous aurez découvert la vérité, vous ne voudrez plus me voir. (Il l’attrape et il l’embrasse.) Allez, pour la dernière fois, allez et soyez heureuse.
ANNA PETROVNA – Très bien. Voilà ma main. Je vous souhaite les plus grands bonheurs. (Platonov prend sa main.) Adieu !
Elle sort
SCÈNE VII
PLATONOV, seul.
Bondissant à la fenêtre.
Partie ! – Une femme délicieuse ! Mais aussi une sorcière !

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  • FRAGMENT 6
Personnages : OSSIP, PLATONOV

SCÈNE VIII - OSSIP, PLATONOV
OSSIP – Comment allez-vous, Mikhaïl Vassilievitch ?
PLATONOV – Hm, à quoi dois-je l’honneur ?… Dites ce que vous avez à dire et filez immédiatement.
OSSIP – Merci, monsieur. Mais d’abord je vais m’asseoir.
PLATONOV – Je vous en prie (Silence.) Êtes-vous malade? Sur votre visage sont inscrites les dix plaies d’Égypte. (Un temps.) … Pourquoi êtes-vous venu ?
OSSIP – Pour vous dire adieu.
PLATONOV – Vous quittez le pays ?
OSSIP – Pas moi, vous.
PLATONOV – Oui, c’est vrai, je pars. – Ossip, vous êtes le diable.
OSSIP – Voilà, vous voyez, je sais. Je sais même où vous allez.
PLATONOV – Alors, peut-être pourriez-vous me le dire ?
OSSIP – Vous voulez vraiment le savoir ?
PLATONOV – Où vais-je ?
OSSIP – Dans l’autre monde.
PLATONOV – Un long voyage. (Silence.) J’imagine que vous souhaitez m’envoyer là-bas vous-même…
OSSIP – Bien sûr. J’ai amené la charrette.
PLATONOV, un temps. – Et vous attendez pour me tuer.
OSSIP – Oui.
PLATONOV, l’imitant. – Insolent ! [...]
Platonov marche de long en large. Silence.
OSSIP – Vous avez peur, Mikhaïl Vassilievitch ? (Il rit.) C’est affreux, hein ? (Il rit. Un temps.) Vous ne me croyez pas ?
PLATONOV, allant vers Ossip et le dévisageant. – Étonnant ! (Un temps.) Pourquoi souriez-vous, imbécile ! (Il lui saisit le bras.) Assez ! Ne ris plus. Je te parle ! Je t’apprendrai l’éducation. Je te ferai flanquer en prison. – Rustre ! Il s’est éloigné rapidement d’Ossip.
OSSIP – Giflez-moi pour me punir d’être un rustre. [...]
PLATONOV – Tu es une bête répugnante. Un monstre. Je suis prêt à te tuer. Tiens ! (Il frappe Ossip à nouveau) File ! Il s’éloigne.
OSSIP – J’avais beaucoup de respect pour vous, Platonov, dans le temps… Je vous regardais comme un monsieur. À présent, je regrette d’avoir à vous tuer, mais il le faut. – Vous êtes nuisible !
PLATONOV – Allez ! Tue-moi si tu veux, mais vite. [...]
(Ossip fait rapidement trébucher Platonov et ils tombent sur le plancher. Ils se battent.)
PLATONOV – Lâchez-moi.
OSSIP, sortant un couteau de sa ceinture. – Restez tranquille. Je vous tuerai de toute façon.
PLATONOV – Ma main, oh ! ma main ! Assez.
OSSIP – Vous feriez mieux de garder votre souffle pour dire vos prières.

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ONCLE VANIA - Scènes de la vie à la campagne en quatre actes

PERSONNAGES
SÉRÉBRIAKOV ALEKSANDR VLADIMIROVITCH, professeur en retraite.
SÉRÉBRIAKOVA ELÈNA ANDRÉIEVNA, sa femme, vingt-sept ans.
SOFIA ALEKSANDROVNA (Sonia), sa fille du premier lit.
VOÏNITSKAÏA MARIA VASSILIEVNA, veuve de conseiller privé, mère de la première femme du professeur.
VOÏNITSKI IVAN PÉTROVITCH (oncle Vania), son fils.
ASTROV MIKHAÏL LVOVITCH, médecin.
TÉLÉGUINE ILIA ILITCH, propriétaire ruiné.
MARINA, vieille bonne.
UN OUVRIER.
L’action se passe dans la propriété de Sérébriakov.


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  • FRAGMENT 1 
Personnages : MARINA, ASTROV, VOINITSKI, L'OUVRIER, puis SONIA

Tous deux écrivent en silence.
MARINA, bâillant. – Je veux faire dodo.
ASTROV. – Le calme ! Les plumes grincent, le grillon crie, il fait chaud, on est bien ; on voudrait ne pas partir… (On entend les grelots.) Voilà qu’on amène ma voiture. Il me reste donc à vous dire adieu, mes amis, à dire adieu à ma table… Et en route.
Il met ses cartes dans leur carton.
MARINA. – Pourquoi te presses-tu ? Assieds-toi.
ASTROV. – Cela ne se peut pas.
VOÏNITSKI, écrivant. – « Il est resté dû deux roubles soixante-quinze. »
Entre un ouvrier.
L’OUVRIER. – Mikhaïl Lvovitch, vos chevaux sont à la porte.
ASTROV. – J’ai entendu. (Il lui donne sa valise, sa trousse et le carton.) Tiens, prends ça. Fais attention de ne pas abîmer le carton.
L’OUVRIER. – Entendu.
Il sort.
ASTROV. – Allons…
Il fait ses adieux.
SONIA. – Quand nous reverrons-nous ?
ASTROV. – Pas avant l’été, probablement. En tout cas pas en hiver. Il va de soi que, s’il arrivait quelque chose, vous m’en informeriez, et je viendrais. (Poignées de main.) Merci pour votre hospitalité, votre amabilité, en un mot pour tout. (Il va vers Marina et l’embrasse à la tête.) Adieu, vieille.
MARINA. – Tu pars sans boire du thé ?
ASTROV. – Je n’en veux pas, ma bonne.
MARINA. – Peut-être, boirais-tu une petite eau-de-vie ?
ASTROV, indécis. – Oui, ça c’est une idée !
Marina sort.
ASTROV, après une pause. – Mon bricolier boite un peu. Je l’ai remarqué hier quand Pétrouchka menait boire les chevaux.
VOÏNITSKI. – Il faut le faire ferrer.
ASTROV. – Il faudra s’arrêter à Rojdestvenskoïe, chez le maréchal. (Il s’approche de la carte d’Afrique et la regarde.) Vraisemblablement dans cette Afrique, il fait maintenant une chaleur terrible.
VOÏNITSKI. – Probablement.
MARINA, elle revient avec un plateau sur lequel est posé un verre de vodka et un bout de pain. – Bois.
Astrov boit la vodka.
MARINA. – À ta santé, petit père. (Elle s’incline très bas.) Et le pain, tu ne le manges pas ?
ASTROV. – Non, je bois comme ça. Et maintenant, tous mes meilleurs souhaits. (À Marina.) Ne me reconduis pas, la vieille. Inutile.
Il s’en va. Sonia prend une bougie pour le reconduire.
VOÏNITSKI, écrivant. – « Le 2 février, vingt livres de beurre… Le 16 février, même chose, vingt livres… Gruau de sarrasin…»
Un silence. On entend les grelots.
MARINA. – Parti.
SONIA, elle rentre, pose la bougie sur la table. – Il est parti…
VOÏNITSKI, après avoir compté au boulier, il inscrit – Total… quinze, vingt-cinq…
Sonia s’assied et écrit.
MARINA, bâillant. – Oh ! nos péchés… Miséricorde !
Téléguine entre sur la pointe des pieds ; il s’assied près de la porte et accorde sa guitare sans faire de bruit.
VOINITSKI, à Sonia, lui caressant les cheveux. – Mon enfant, si tu savais comme je suis triste. Oh ! si tu savais comme cela m’est pénible !…
SONIA. – Que faire ? il faut vivre ! (Une pause.) Nous vivrons, oncle Vania ! Nous vivrons une longue série de jours, de longues soirées. Nous supporterons patiemment les épreuves que nous enverra le destin. Nous travaillerons pour 29 autres, maintenant et dans notre vieillesse, sans connaître le repos. Et quand notre heure viendra, nous mourrons soumis. Et là-bas, au-delà du tombeau, nous dirons combien nous avons souffert, pleuré, combien nous étions tristes. Et Dieu aura pitié de nous. Et tous deux, nous verrons, cher oncle, une vie lumineuse, belle, splendide. Nous nous en réjouirons, et nous rappellerons avec une humilité souriante nos malheurs d’à présent. Et nous nous reposerons. Je crois à cela, mon oncle ; je le crois, ardemment, passionnément… (Elle se met à genoux devant lui, pose la tête sur ses mains, et d’une voix lasse.) Nous nous reposerons !
Téléguine joue doucement de la guitare.
SONIA. – Nous nous reposerons ! Nous entendrons les anges. Nous verrons tout le ciel en diamants ; nous verrons tout le mal terrestre, toutes nos souffrances, noyés dans la miséricorde qui emplira tout l’univers ; et notre vie deviendra calme, tendre, douce, comme une caresse. Je crois cela, oncle ; je crois… (Essuyant les yeux de son oncle avec son mouchoir.) Pauvre, pauvre oncle Vania, tu pleures… (Les larmes aux yeux.)
Tu n’as pas connu de joies dans ta vie, mais patiente, oncle Vania, patiente… Nous nous reposerons… (Elle l’embrasse.) Nous nous reposerons !
Le veilleur frappe ses planchettes. Téléguine joue doucement. Maria Vassilievna écrit sur les marges de la brochure. Marina tricote son bas.
SONIA. – Nous nous reposerons !

LE RIDEAU DESCEND LENTEMENT